Entretien avec Olivier Da Lage, Spécialiste du Moyen-Orient
Avril 2025, Article écrit par Camilla Maury
Olivier Da Lage habite et travaille à Paris, raison pour laquelle l’entretien s’est tenu par Zoom.
Olivier Da Lage est un journaliste et essayiste, expert des questions internationales, en particulier du Moyen-Orient. Ancien rédacteur en chef à RFI - où il a parcouru une impressionnante carrière, y ayant travaillé pendant quarante ans - il a couvert de nombreux événements majeurs et analyse depuis des années les dynamiques géopolitiques complexes de cette région. Désormais à la retraite, il continue d’écrire en tant que chercheur partenaire à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Auteur de plusieurs ouvrages, dont Qatar, les nouveaux maîtres du jeu (ouvrage collectif), et Golfe : le Jeu des six familles, il nous offre aujourd’hui un éclairage sur les enjeux stratégiques actuels au Moyen-Orient.
Votre passion pour le Moyen-Orient a-t-elle été nourrie dès le début de votre carrière, ou s'est-elle développée au fil du temps ?
Elle s’est développée très tôt. Lorsque j’étais étudiant à Sciences Po, j’ai rédigé un mémoire sur les émeutes de la faim au Caire en 1977, ce qui m’a permis de commencer à m’intéresser de près à la région. Parallèlement, je suivais une formation au Centre de formation des journalistes (CFJ), et à l’époque, le service militaire était encore en vigueur. Il existait alors des accords de coopération pour les étudiants en journalisme. Des représentants du ministère des Affaires étrangères étaient venus nous présenter les différentes affectations possibles, notamment au Moyen-Orient. Six postes étaient proposés dans le cadre de ces accords, et nous les avons répartis entre nous. Ce qui était assez exceptionnel, c’est que nous avons été informés un an à l’avance de notre lieu d’affectation. J’ai choisi le Bahreïn, une décision qui a joué un rôle clé dans la construction de mon intérêt pour cette région.
Pourquoi avoir choisi le Bahreïn ?
Alors, initialement, mon premier choix était celui d’aller au Caire, mais il se trouve que le poste disponible avait déjà été donné. Le Soudan, ça ne me disait pas grand-chose. Quelqu'un d'autre a choisi la Jordanie, un autre a choisi la Syrie ; il restait un poste d’affectation au Bahreïn. Je me suis renseigné sur le pays et me suis dit pourquoi pas, que ça pouvait être une expérience enrichissante. C’est donc ainsi que je suis parti pour Manama.
Vous avez publié des ouvrages comme Qatar, les nouveaux maîtres du jeu, (ouvrage collectif), Demopolis, (2013). Ce livre a-t-il marqué un tournant dans votre analyse de la région ? Est-ce cet ouvrage qui a ancré votre regard sur les dynamiques du pouvoir dans le golfe ?
Je travaillais déjà sur ces questions depuis un certain temps.
Aviez-vous déjà écrit spécifiquement sur Bahreïn avant cela ?
Non, pas sur Bahreïn en particulier. En 2013, plusieurs ouvrages sont sortis sur le Qatar - c’était un sujet très en vogue à ce moment-là. Ce n’est d’ailleurs pas moi qui ai pris l’initiative de ce livre : c’est l’éditeur qui m’a contacté avec ce projet, en me demandant si je souhaitais y participer. J’ai accepté, et un peu plus tard, il m’a confié la coordination de l’ouvrage. Mais j’avais déjà publié de nombreux articles dans des revues et des journaux, notamment sur les dynamiques de pouvoir dans le Golfe. Ce sont des thématiques que je suivais de près.
S’il y a une chose dont je suis particulièrement fier dans ma carrière, c’est d’avoir annoncé l’invasion du Koweït deux semaines avant qu’elle n’ait lieu. Cela n’a pas été discuté à l’époque, personne ne s’en est rendu compte, et aujourd’hui, cela reste largement oublié. Pourtant, si cet avertissement avait été pris au sérieux, cela aurait peut-être permis d’éviter des centaines de milliers de morts, des milliards de dépenses militaires, et peut-être même, indirectement, l’émergence de groupes comme Al-Qaïda, puis plus tard Daech. Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
Dans vos travaux, notamment dans Golfe : le Jeu des six familles, vous analysez les régimes politiques et économiques de la région. En quoi les monarchies pétrolières du Golfe sont-elles un modèle unique de stabilité ou de fragilité ?
Lorsqu’on parle de stabilité ou de fragilité dans le Golfe, il faut distinguer deux dimensions fondamentales : la structure des régimes et leur capacité à durer. C’est une approche assez binaire. Certains États disposent de structures de pouvoir solides mais manquent de mécanismes de renouvellement, ce qui peut à terme engendrer de l’instabilité. À l’exception du Koweït, de l’Arabie Saoudite et, dans une certaine mesure, du sultanat d’Oman, la plupart des monarchies du Golfe sont des États récents, constitués au début des années 1970 après le départ des Britanniques. Leur stabilité apparente ne peut s’évaluer qu’avec le recul.
Je me souviens d’un ancien ministre de l’Information de Bahreïn qui critiquait les journalistes occidentaux parlant d’instabilité. Il disait : « Moi, je suis ministre de l’information depuis plus de dix ans. Ce n’est pas parce que vous percevez une instabilité que l’État est instable. » Et il avait raison sur un point : on peut avoir un pouvoir très stable à la tête d’un État structurellement fragile. D’ailleurs, l’obsession de la stabilité peut elle-même générer de l’instabilité, en bloquant les mécanismes de succession ou de participation et en poussant certaines franges de la société à chercher d’autres moyens d’expression.
Les monarchies du Golfe ont mieux résisté aux révoltes des printemps arabes en 2011, mais les décennies précédentes montrent qu’elles ont traversé des périodes de grande fragilité : tentative de coup d’État à Bahreïn en 1981, invasion du Koweït en 1990, soulèvements chiites en Arabie Saoudite, guerre du Dhofar à Oman... Ce sont des régimes qui tiennent grâce à des services de sécurité efficaces, pas forcément grâce à un contrat social durable. Sur le plan économique, seules quelques entités comme Abu Dhabi, le Qatar ou partiellement le Koweït peuvent maintenir ce pacte implicite : pas de représentation politique, mais une vie matérielle confortable. Ce modèle est de plus en plus mis à l’épreuve : les services gratuits se raréfient, les subventions reculent. Et avec cela surgit une vieille équation : “No taxation without representation”. On l’a vu à la fin des années 1990, lorsque le Qatar a organisé des élections ouvertes aux femmes : certains y ont vu une manœuvre préparant l’introduction de nouvelles taxes. L’ouverture politique, dans ces contextes, suscite autant d’inquiétude que d’espoir. Enfin, même les modèles prétendument "post-pétroliers", comme Dubaï, restent sous perfusion financière. Derrière l’immobilier, la finance ou le luxe, il y a souvent l’argent du pétrole des voisins. L’indépendance économique reste très relative.
En résumé, les monarchies du Golfe ont su traverser les crises, parfois mieux que les régimes dits républicains. Mais elles ne sont pas à l’abri des fragilités : l’absence de participation politique, la dépendance au pétrole, les tensions sociales... Tout cela reste des facteurs de vulnérabilité, même si l’apparente stabilité actuelle peut donner l’illusion du contraire.
Est-ce que la manière dont les États du Golfe gèrent la place de la religion dans l'appareil étatique peut expliquer en partie leur longévité et leur résilience, malgré les tensions internes et externes, notamment celles que vous évoquez pour les années 1990 ? Par exemple, leur approche diffère-t-elle de celle de l’Iran ?
C’est une très bonne question, et effectivement, la gestion du religieux joue un rôle important - mais il faut d’abord noter que tous les États du Golfe ne s’y prennent pas de la même manière.
L’Arabie Saoudite, par exemple, fait exception. Dans ce pays, la religion - et plus précisément un certain islam, celui du wahhabisme - est au cœur même de la légitimité du pouvoir. Toute l’histoire de la dynastie des Al Saoud est intimement liée à celle de cette doctrine. L’islam n’est pas seulement religion d’État : il constitue le fondement du pacte fondateur du royaume.
Les Émirats arabes unis, eux, sont organisés très différemment. C’est une fédération de sept émirats, dont chacun a une marge de manœuvre dans sa politique intérieure, y compris religieuse. Certains, comme Ras al Khaymah, sont plus conservateurs, d’autres comme Dubaï ou Abou Dhabi adoptent une approche plus pragmatique, plus permissive. À Abou Dhabi et Dubaï, par exemple, la présence de lieux de culte non musulmans - églises, temples hindous ou bouddhistes - est tolérée, ce qui reste beaucoup plus limité en Arabie Saoudite, même si les choses évoluent lentement. On voit bien cette différence de philosophie dans la gestion des tensions interreligieuses : dans les Émirats, si un conflit éclate entre expatriés - disons entre musulmans et hindous indiens - les autorités n’hésitent pas à expulser les deux parties. Le message est clair : pas de tensions religieuses ici. La paix sociale passe avant tout.
Le Koweït est plus conservateur, mais là aussi, comme à Bahreïn, on trouve des églises où les travailleurs philippins ou indiens chrétiens peuvent assister à la messe. C’est souvent leur seule sortie de la semaine. On est dans une coexistence pragmatique, sous contrôle, mais qui permet une certaine diversité religieuse, au moins pour les expatriés. En Arabie Saoudite, depuis l’arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed ben Salmane, on assiste à une transformation majeure. Il a progressivement réduit le pouvoir des religieux dans l’espace public. Sans renier l’identité religieuse du royaume, il cherche à encadrer plus strictement le religieux, à “faire rentrer le génie dans la lampe”, si l’on veut. C’est toujours une monarchie islamique, mais son style de gouvernance s’apparente davantage, à bien des égards, à celui des despotes éclairés du XVIIIe siècle : une modernisation autoritaire, sans remettre en cause le pouvoir absolu.
Donc oui, la manière dont ces États structurent leur rapport à la religion - en l’intégrant plus ou moins dans l’appareil d’État, en tolérant ou non une diversité religieuse - est un facteur clé de leur stabilité. Ce n’est pas le seul, mais il pèse lourd dans leur capacité à désamorcer les tensions internes et à conserver une façade d’ordre, souvent au prix d’un contrôle très strict.
La couverture médiatique du Moyen-Orient est souvent jugée comme manquant de nuances. Selon vous, comment a évolué le journalisme sur la région, notamment avec l’émergence des réseaux sociaux et la montée de la désinformation ?
Effectivement, il y a un vrai manque de nuances dans la couverture médiatique du Moyen-Orient. Et cela commence souvent par une question très simple : la langue. Peu de journalistes parlent l’arabe ou en ont une bonne maîtrise. Comprendre la langue, même partiellement, est essentiel pour ne pas passer à côté des subtilités, des discours, des références culturelles. Il y a bien sûr des journalistes d’origine arabe, mais cela ne garantit pas toujours une connaissance approfondie de la région.
Ensuite, il faut bien voir que dans beaucoup de rédactions, le Moyen-Orient est souvent couvert par des reporters "tout-terrain", qui enchaînent les missions dans des régions très différentes. Un jour en Iran, le lendemain en Chine ou en Argentine. C’est très formateur sur le plan personnel, mais ça ne permet pas un suivi approfondi ni une compréhension fine des dynamiques locales. Le danger, c’est de rester à la surface, de se laisser piéger par les apparences.
Je me souviens d’un voyage en Iran en 1995. On nous avait emmenés visiter un centre culturel à Téhéran, construit sur les anciens abattoirs - une idée reprise de la Villette à Paris, initiée par Chirac. C’était un lieu ouvert, avec des salles de cinéma, des jeunes garçons et filles répétant ensemble de la musique de chambre… et une enseigne représentant Mickey Mouse à l’entrée d’un des bâtiments. On était loin de l’image austère que l’on peut avoir depuis l’extérieur. Et ce centre était fréquenté non pas par les élites, mais par des gens des quartiers populaires.
Beaucoup d’idées reçues tombent dès qu’on prend le temps de regarder. Par exemple, toujours en Iran, pendant le Ramadan, il est tout à fait possible d’aller déjeuner dans certains restaurants. Personne ne vous en empêche. Les habitants contournent les règles. Même les appels à la prière sont rares dans certains quartiers de Téhéran : les habitants en ont coupé les haut-parleurs. Khomeini lui-même, dans une fatwa, avait déclaré que toute personne parcourant plus de 30 km dans une journée était considérée comme voyageur et donc dispensée de jeûne. Dans une ville comme Téhéran, ça permet à beaucoup d'échapper aux obligations religieuses sans "désobéir" ouvertement. C’est typiquement le genre de détails que l’on ne peut saisir qu’en s'insérant dans le temps et dans le terrain.
À Bahreïn, autre anecdote révélatrice : au lendemain de la révolution iranienne, pour faire bonne figure, l’émir avait interdit la vente de viande de porc… mais autorisé "l’écoulement des stocks". Officiellement, donc, le porc était interdit. Officieusement, il restait en rayon. Voilà le genre de compromis pragmatique qu'on ne comprend pas si on regarde uniquement les textes ou les déclarations officielles.
Tout cela montre que le réel est souvent plus complexe que ce qu'on imagine. Et les réseaux sociaux, la polarisation de l’opinion, les logiques internes aux rédactions n’aident pas. Dans un contexte où les rédactions sont soumises à des pressions politiques, sociales ou communautaires, on attend parfois des envoyés spéciaux qu’ils rapportent une version préétablie des événements. Et quand ils reviennent avec un récit plus nuancé, qui ne colle pas aux attentes, il arrive qu’on leur demande de "corriger le tir".
Le résultat, c’est une information souvent simplifiée à l’extrême. Le Golfe, en ce moment, n’intéresse plus tellement. Mais dès qu’un conflit éclate - comme à Gaza - tout le monde s’y replonge, avec des lectures souvent binaires, dictées par les urgences éditoriales et les humeurs de l’opinion.
Est-ce difficile pour un journaliste de terrain de garder une vision claire face à la surabondance d’informations, notamment au Moyen-Orient ?
Oui, absolument. Il faut constamment faire le tri. C’est comme utiliser un tamis : on y verse toute la poussière d'informations, et on regarde ce qui reste au fond. Ce travail de nettoyage, de sélection, est valable pour tous les sujets, mais au Moyen-Orient, il prend une intensité particulière.
Il y a d’ailleurs une vieille blague qui circule depuis longtemps dans les milieux journalistiques : "Si vous pensez avoir compris un pays du Moyen-Orient, c’est qu’on vous l’a mal expliqué." Elle est drôle… parce qu’elle est vraie. Moi-même, il m’arrive parfois, quand on me pose une question compliquée, de commencer par répondre : “C’est très simple…” Et je donne une explication claire. Puis j’ajoute une couche de complexité, parce qu’elle existe. Et ensuite, je reviens à quelque chose de simple, pour qu’on ne perde pas le fil. Il faut sans cesse faire la navette entre le simple et le complexe. C’est un peu comme disait De Gaulle : “Vers l’Orient, compliqué, je m’envolais avec des idées simples.” L’idée, ce n’est pas de simplifier à outrance, mais d’avoir des idées simples… sans être simplistes. Si on nie la complexité du terrain, on se fait berner. Mais si on ne voit que la complexité, on se noie. Et on finit par ne plus savoir ce qui est essentiel.
Prenez le Yémen, par exemple - un des pays les plus compliqués que j’aie eu à couvrir. Il est très facile de se perdre dans des détails secondaires, pourtant bien réels, mais si on s’y attarde trop, on passe à côté de l’essentiel, qui lui, paradoxalement, est souvent plus simple à comprendre. C’est pour ça que je crois beaucoup à la spécialisation. Certains journalistes pensent qu’il faut rester généraliste, toucher à tout. Il y a des arguments en ce sens, bien sûr : un spécialiste peut finir par croire qu’il a tout vu, qu’il n’y a rien de nouveau. Il faut lutter contre cette tentation. Mais un journaliste spécialisé, au moins, a une mémoire du terrain. Il saura repérer ce qui est nouveau et ce qui ne l’est pas, et surtout, il se fera moins facilement embobiner par ceux qui essaient de lui vendre une version des faits trop lisse.
Les expériences que vous avez vécues, que ce soit sur le terrain ou à travers votre travail de journaliste, ont-elles influencé votre manière de comprendre le Moyen-Orient, et plus particulièrement la région du Golfe ?
Forcément. Ce qu’on vit, ce qu’on voit, ce qu’on entend sur place, ça change la perception qu’on avait avant. Je me souviens très bien du jour de l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1990. On m’a envoyé aussitôt dans la région. Premier arrêt : Bahreïn. Sauf qu’on nous a refusé l’entrée. Alors, avec quelques autres journalistes, on a pris la direction de Dubaï. Là, on a pu entrer. Je suis resté une bonne semaine à Dubaï, et j’en ai profité pour prendre des rendez-vous, rencontrer des gens. Notamment des commerçants du souk de l’or, certains originaires d’Iran mais devenus ressortissants des Émirats. C’est une composante importante de la population là-bas, notamment à Dubaï et à Bahreïn. Et il y en a un, en particulier, que j’avais déjà mentionné dans un article à cause d’un scandale de trafic d’or. Il m’a reçu dans sa boutique, et on a longuement parlé. Il m’a dit quelque chose qui m’a marqué : selon lui, les Iraniens étaient ravis de voir les Américains s’occuper de leur vieil ennemi, Saddam Hussein. Ils n’avaient rien à faire, juste à regarder. Cette remarque, assez cynique, m’a beaucoup fait réfléchir. Elle m’a accompagnée dans mes analyses pendant des mois.
Puis, quelques semaines plus tard, je retourne à Dubaï. Et là, surprise : j’obtiens un visa pour l’Iran. Trois jours seulement, dont deux fériés - autant dire pas grand-chose - mais à l’époque, beaucoup de gens n’avaient même pas ce luxe. Donc je fonce à Téhéran.
Le jour de mon arrivée, je prends contact avec le chef du bureau de l’AFP. On se retrouve sur une terrasse sur les hauteurs de la ville, c’est l’été, il fait beau, tout va bien. Et moi, gonflé par ma nouvelle compréhension “acquise” à Dubaï, je commence à lui parler avec enthousiasme : “Les Iraniens sont incroyables, tellement fins, subtils, calculateurs, etc.” Il me laisse parler sans m’interrompre. Puis, à la fin, il me regarde et dit simplement : “C’est le problème. Ils sont tellement subtils que personne ne comprend leurs messages… donc leurs ennemis réagissent à côté.” C'était une petite claque, mais une claque utile. Il avait raison, bien sûr. Et c’est ce genre d’échange, d’aller-retour entre terrain et réflexion, qui affine une vision. On arrive avec des certitudes, et puis on se rend compte qu’on marche parfois sur son propre tapis. Ça vous force à revoir votre copie, à nuancer, à rester humble.
Avec l’évolution des alliances mondiales, notamment après la guerre en Ukraine, comment analysez-vous la relation actuelle entre les pétromonarchies du Golfe et la Russie ?
C’est une relation qui a beaucoup évolué. À l’époque soviétique, ce n’était même pas envisageable : l’Union soviétique, c’était le camp communiste, radicalement opposé aux monarchies du Golfe, qui étaient dans une logique capitaliste et conservatrice. La seule exception, c’était le Koweït, qui a noué des relations diplomatiques avec Moscou dès 1962, juste après son indépendance. C’était très habile : ça leur permettait de se protéger face à l’Irak, qui avait un traité d’amitié avec l’URSS. En s’ouvrant aux Soviétiques, le Koweït leur offrait une porte d’entrée dans la région tout en s’assurant un minimum de protection diplomatique.
Mais aujourd’hui, on n’est plus du tout dans ce schéma. Après la chute de l’URSS, les relations se sont intensifiées avec la Russie, et surtout, la Russie post-soviétique n’est plus perçue comme une puissance idéologique, mais comme un acteur pragmatique, notamment sur les questions énergétiques. C’est un pays pétrolier, comme les monarchies du Golfe. Il y a de la concurrence, bien sûr, mais aussi de la coopération, par exemple dans le cadre de l'OPEP.
Et puis, ce qui change la donne, c’est que les monarchies du Golfe ne sont plus aussi dépendantes des États-Unis qu’avant. L’accord tacite pétrole contre sécurité, hérité de Roosevelt et Ibn Saoud en 1945, a perduré longtemps. Mais aujourd’hui, ce contrat n’est plus aussi solide. Les États-Unis ont réduit leur dépendance au pétrole du Golfe grâce à leur propre production (le fameux boom du pétrole de schiste), et parallèlement, les pays du Golfe se sont affranchis, progressivement, de cette tutelle.
Ils ont mal vécu les pressions américaines, quelles que soient les administrations - Bush, Obama, Trump ou Biden - et ils ont commencé à diversifier leurs alliances. La Chine est devenue un partenaire majeur, notamment comme client du pétrole, mais aussi comme acteur sécuritaire potentiel. Pékin se présente aujourd’hui comme un rival stratégique des États-Unis, ce qui permet aux monarchies du Golfe de jouer sur cette rivalité pour obtenir plus de marge de manœuvre. On l’a vu très clairement avec l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane. Après l’affaire, Biden a voulu le sanctionner. Résultat ? Ce n’est pas Biden qui a tenu le haut du pavé, c’est MBS. Les Émirats aussi suivent une logique similaire d’indépendance stratégique.
Donc, oui, il y a toujours des liens avec les États-Unis, notamment sur le plan militaire (avec la présence de la US Navy à Bahreïn, à Abu Dhabi, ou encore au Qatar), mais les monarchies du Golfe ont élargi leur champ d’action. Elles ne rompent pas avec l’Occident, mais elles se donnent des options : Russie, Chine, Inde… Elles deviennent, en quelque sorte, des puissances multi-alignées, capables de parler à tout le monde. Et dans le monde d’aujourd’hui, c’est une forme de puissance.
Pensez-vous que la coordination énergétique entre certains pays du Golfe et la Russie soit un phénomène durable ?
Disons que ça dure, oui. Mais je serais prudent avec le mot "alliance", qui me semble un peu fort. Ce n’est pas une alliance formelle, c’est plutôt une coordination d’intérêts, qui peut être très efficace… mais aussi très conjoncturelle.
On a déjà vu ça dans la région : par exemple, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui pourtant sont des rivaux historiques, il y a eu des périodes assez longues de coopération sur les prix du pétrole. C’était notamment le cas entre la fin des années 90 et le milieu des années 2000. Avec la Russie, c’est un peu le même schéma : chacun défend ses intérêts, et parfois, ces intérêts convergent.
La Russie, par exemple, a un intérêt évident à maintenir un prix du pétrole élevé. C’est une économie extrêmement dépendante de ses exportations d’hydrocarbures. On se souvient de la formule très dure d’Obama, qui disait que la Russie, c’était “une station-service dotée de l’arme nucléaire”. C’est cruel, mais ça illustre bien la centralité du pétrole pour Moscou.
Et du côté des pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, il y a aussi un changement de logique. Avant, ils inondaient le marché pour garder des parts de marché et s’assurer la protection de l’Occident. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi vrai. La population saoudienne a beaucoup augmenté, les attentes sociales aussi, et les projets de développement - comme ceux de la Vision 2030 - sont extrêmement coûteux. Ils ont besoin d’un prix du pétrole élevé pour financer tout ça, davantage que de maximiser leur part de marché à tout prix.
Donc aujourd’hui, il y a un alignement d’intérêts entre la Russie et certaines monarchies du Golfe. Ça fonctionne, pour l’instant. Mais c’est fragile. Il suffit qu’un événement fasse diverger leurs intérêts pour que tout cela s’effrite rapidement. On reste dans une logique d’intérêt mutuel ponctuel, plus que dans une alliance stratégique de long terme.
Le retrait progressif des États-Unis du Moyen-Orient, notamment après les accords d’Abraham, semble redéfinir l’équilibre régional. Avec l’émergence de nouveaux acteurs comme la Chine et la Russie, comment voyez-vous cette transition ?
On est clairement dans une période de recomposition stratégique, mais avec un énorme point d’interrogation. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que plus aucun des paradigmes qu’on considérait comme inébranlables ne tient vraiment. Je ne pense pas que les États-Unis vont quitter brutalement le Moyen-Orient, mais ce qui est certain, c’est que leurs alliés ne peuvent plus avoir la même certitude qu’avant quant à leur soutien automatique.
Ce que tout le monde a bien compris, surtout depuis la guerre en Ukraine et ce qui s’est dit autour de l’article 5 de l’OTAN, c’est qu’avec ce président américain - et peut-être les prochains - rien n’est garanti. Il y a un doute profond sur la fiabilité de l’engagement américain à long terme. Et donc, forcément, les pays de la région s’adaptent. Ça ne date pas d’hier. L’Arabie saoudite, les Émirats, le Qatar… ils ont anticipé. Le Qatar, par exemple, a toujours eu cette approche très habile de diplomatie multilatérale. Il entretient des relations à la fois avec l’Iran et avec la Turquie, ce qui lui permet de résister à l’embargo et aux menaces d’invasion en 2017. Quand l’espace aérien lui a été fermé, l’Iran a ouvert le sien, la Turquie a envoyé des troupes. Le Qatar a su créer un filet de sécurité alternatif, pas seulement américain.
C’est une stratégie assez similaire à celle du Koweït dans les années 60-70 : acheter des armes à tout le monde, comme on achète des polices d’assurance. Et aujourd’hui, ces petits États ont développé une diplomatie extrêmement sophistiquée, capable de gérer des alliances paradoxales, parfois avec des pays qui ne s’entendent pas entre eux - mais qui s’entendent tous avec eux. C’est une forme de diplomatie en équilibre sur un fil, mais très efficace.
Est-ce que ce changement vous semble relever d’un affaiblissement américain ou plutôt d’une réorientation stratégique ?
Je pense qu’il est difficilement discutable que les États-Unis perdent de l'influence. Maintenant, il perd non seulement en influence, mais en crédibilité. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est l’imprévisibilité chronique du leadership américain. Si tous les quatre ans, un nouveau président peut arriver et balayer d’un revers de main tout ce que son prédécesseur a signé, qui peut encore faire confiance sur le long terme ?
Et ça, ça dépasse de loin le cas de Trump ou de Biden. C’est devenu structurel. On le voit aussi en Europe, où cette même question se pose avec insistance. Et les pays du Golfe, qui avaient déjà commencé à diversifier leurs partenariats sécuritaires - vers l’Europe, la Chine, voire d’autres puissances régionales -, se sentent aujourd’hui pleinement justifiés dans cette démarche.
On observe aujourd’hui une montée en puissance de la Chine, qui s’impose parfois au détriment de l’influence américaine, notamment via des projets comme la Belt and Road Initiative et son expansion en Afrique. Dans vos analyses, vous insistez souvent sur le rôle des dynamiques économiques dans les rapports géopolitiques au Moyen-Orient. En quoi cela reconfigure-t-il les relations entre les États de la région et les États-Unis ?
Il faut d’abord sortir d’une lecture strictement bilatérale ou régionale. La Chine est aujourd’hui un acteur global, ce qu’elle n’a pas toujours été. Et toute analyse sérieuse sur sa place au Moyen-Orient doit se penser dans le cadre plus large de sa relation avec les États-Unis. Tout dépend du niveau d’hostilité ou de coopération entre ces deux grandes puissances. Si la relation sino-américaine devient un rapport de confrontation ouverte - pas forcément militaire, mais par exemple avec des barrières commerciales telles qu’il n’y ait quasiment plus d’échanges - alors oui, cela aura des effets massifs en cascade sur le reste du monde, y compris sur les États du Golfe. Mais à ce stade, la Chine ne peut pas encore remplacer complètement les États-Unis dans le rôle qu’ils ont joué après la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas uniquement une question de puissance économique ou militaire. Il y a aussi toute une infrastructure de sécurité, de normes internationales, d’alliances durables, que la Chine ne propose pas encore au même niveau.
Ce que font aujourd’hui les pays du Golfe, comme beaucoup d’autres dans le monde, c’est une réévaluation stratégique. Ils ne rompent pas avec les États-Unis, mais ils cherchent à diversifier leurs partenariats. L’idée n’est pas de basculer intégralement vers la Chine ou un autre acteur, mais de ne plus dépendre exclusivement de Washington. On essaie de mieux répartir ses risques, en entretenant des relations - économiques, sécuritaires, diplomatiques - à la fois avec les États-Unis, la Chine, l’Europe, et ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global : Inde, Afrique, Amérique latine, etc.
Cette logique de gestion du pluralisme stratégique est aujourd’hui partagée par de nombreux États. Elle reflète une réalité : les alliances anciennes ne suffisent plus, ou ne sont plus jugées fiables à 100 %. Donc on élargit le spectre, on ajuste, dans la limite des moyens et des intérêts propres à chaque pays.
Dans le contexte des réformes économiques engagées par plusieurs monarchies du Golfe, notamment dans le cadre de projets comme « Vision 2030 », quel rôle peuvent encore jouer les sociétés civiles, et peut-on parler d’une réelle transformation sociale accompagnant ces mutations ?
Ce qu’on observe depuis une vingtaine d’années, c’est un aller-retour permanent entre ouverture et repli autoritaire. Après l’invasion de l’Irak en 2003, beaucoup de régimes du Golfe ont brièvement cherché à afficher une certaine ouverture politique, voire à rivaliser entre eux pour soigner leur image internationale. Mais après les soulèvements de 2011, cette dynamique s’est brutalement inversée. La crainte que les mouvements populaires se propagent a conduit à refermer les espaces de liberté, parfois de manière brutale. Aujourd’hui, la société civile est extrêmement fragilisée. Dans certains pays comme les Émirats ou l’Arabie saoudite, des intellectuels, des universitaires, des militants sont parfois emprisonnés pour de simples lettres ouvertes ou des tweets. Le pouvoir maintient une ambiguïté légale volontaire, où les lignes rouges ne sont jamais clairement définies. Cela crée un climat d’autocensure, très efficace pour neutraliser la contestation.
Quant à la modernisation sociale, elle est bien réelle sur certains points : en Arabie saoudite, par exemple, les femmes ont vu certaines de leurs libertés élargies. Mais il faut bien comprendre que ce sont des réformes octroyées d’en haut, à des fins principalement économiques, et non sous la pression d’un mouvement social ascendant. Le but est d’adapter la société aux besoins de l’économie, et non l’inverse. Si jamais ces libertés sociales deviennent perçues comme une menace pour le pouvoir, elles peuvent être retirées du jour au lendemain.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer que les gens qui ont goûté à un minimum de liberté n’oublient pas ce goût-là. Ils ne se battent pas forcément aujourd’hui dans la rue, car le rapport de force est défavorable et la répression violente. Mais les idées ne disparaissent pas, elles s’endorment parfois. Donc non, on ne peut pas encore parler de transformation sociale profonde ou durable. On peut parler d’ajustements ponctuels, conditionnés par les impératifs économiques. La société civile, pour l’instant, résiste en silence, parfois de manière clandestine, et attend une fenêtre d’opportunité pour agir à nouveau.
On présente souvent le Moyen-Orient, et en particulier les monarchies du Golfe, comme des zones en tension ou en crise. Y a-t-il pourtant, selon vous, des dynamiques positives ou porteuses d’espoir pour l’avenir de la région, en matière de coopération ou de transformation ?
Oui, absolument. Il serait très réducteur - et même erroné - de ne voir le Golfe qu’à travers le prisme des crises. La région est très dynamique, à bien des égards. Prenons l’exemple de Dubaï, qui exerce aujourd’hui un fort pouvoir d’attraction, notamment auprès de jeunes professionnels français d’origine maghrébine, qui peinent parfois à trouver leur place dans la société française. À Dubaï, ils ont l’impression de pouvoir vivre, entreprendre, se projeter plus librement, dans un environnement international, en plein développement.
Sur le plan économique et technologique, certaines villes du Golfe sont devenues des hubs d’innovation. Des projets ambitieux ont vu le jour dans les domaines de l’architecture, de l’éducation, de la culture, souvent en partenariat avec des institutions de renom comme le Louvre à Abou Dhabi ou de grandes universités étrangères. Ces pays ont compris que pour rester compétitifs, ils devaient aussi miser sur le capital humain et culturel, pas uniquement sur le pétrole.
Il y a donc bien une ouverture, mais elle est très encadrée : tant qu’on ne touche pas à la sphère politique, tant qu’on n’émet pas de critiques à l’égard des pouvoirs publics, il est possible de faire beaucoup de choses. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est une forme de liberté conditionnelle, qui autorise l’expression artistique, l’entrepreneuriat, la recherche, tant qu’ils ne remettent pas en cause le socle politique.
En résumé, ce ne sont pas des sociétés figées. Il y a un foisonnement d’idées, d’expérimentations, d’énergies jeunes. Et même si la liberté politique reste largement bridée, il existe des espaces de vitalité sociale, intellectuelle et économique, qui, à terme, pourraient porter les germes de changements plus profonds. Ce n’est pas un tableau binaire entre stagnation et liberté. Le Golfe évolue - à sa manière, à son rythme, mais il évolue.
Conclusion et remerciements :
Un grand merci à Olivier Da Lage pour avoir pris le temps de partager ses analyses et réflexions sur les dynamiques complexes du Moyen-Orient et du Golfe. Ses insights sur l'évolution géopolitique, les transformations sociales et les enjeux économiques de la région offrent un éclairage précieux sur les défis actuels et futurs. Nous apprécions sincèrement la profondeur de son expertise et l'opportunité d'avoir pu échanger avec lui.