Chypre : étude de terrain d’une île divisée mais oubliée.
Auteur : Nael EL KIHAL.
Fin mai 2023, je me suis rendu en voyage à Chypre. Durant ces quelques jours en terre chypriote, j’ai été frappé par le poids d’un conflit, méconnu, qui touche l’île depuis des décennies. Ce conflit est celui lié à la division du pays depuis 1974. En effet, Chypre fait aujourd'hui partie des rares territoires coupés en deux dans le monde. Les populations, vivant auparavant ensemble, sont aujourd'hui séparées par une zone tampon, la ligne verte, contrôlée par l’ONU. Au sud, la République de Chypre, membre de l’Union Européenne, administre le territoire pendant que le nord est occupé par la République turque de Chypre du Nord (RTCN), non reconnue par la communauté internationale. C’est un cas unique situé aux confins orientaux de la Méditerranée, au large des côtes turques et syriennes. Bien que Chypre soit historiquement et culturellement une composante du Moyen-Orient, peu d’études sont réalisées sur ce sujet dans le cadre de travaux sur la région, contrairement à d’autres cas de divisions de territoires. Ainsi, c’est un conflit ignoré alors qu’il est au cœur de multiples enjeux dans la région. Cet article vise alors, en toute humilité, à briser les inconnues et les incompréhensions derrière ce sujet hautement épineux et tendu afin de le rendre compréhensible pour tous. Mon étude portera principalement sur ce que j’ai pu observer, entendre et lire durant ce séjour sur le terrain. Mes propos, qui n’engagent que ma personne, seront illustrés de photos prises lors de mes observations. Ainsi, de quelles manières la division de Chypre, depuis des décennies, impacte-t-elle le quotidien des populations locales et leurs milieux ainsi que les espoirs envers le futur politique de l’île ? À travers une étude directe et personnelle sur le terrain, je reviendrai d’abord sur l’histoire de ce conflit pour cerner dans un second temps les marques toujours visibles de ces tensions qui frappent l’île. Enfin, il s’agira d’analyser les volontés et perspectives de paix.
Un conflit historique qui frappe l’île depuis des décennies :
Historiquement, l’île passa sous diverses influences dont les Grecs, les Ottomans puis les Britanniques qui laissèrent tous une empreinte durable1 . Ainsi, les origines de ce conflit puisent profondément leurs racines depuis plusieurs siècles. Mais, les tensions apparaissent particulièrement depuis les années 1950, à la fin de la colonisation britannique. En effet, à la suite de l’indépendance en 1960, les Chypriotes Grecs, alors majoritaires, désiraient le rattachement de l’île à la Grèce afin de renouer avec leur culture hellénique. C’est ce que l'on nomme l’Enosis référant à l’union de tous les Grecs dans un seul pays. Cependant, ce nationalisme grec inquiète fortement les Chypriotes turcs. Ces derniers sont minoritaires à Chypre, à hauteur 18% de la population. La volonté turque est de diviser le territoire en deux entités distinctes pour les deux communautés. C’est la doctrine du Taksim. Un compromis est alors trouvé entre les deux communautés dans les années suivant l’indépendance. Alors, une nouvelle constitution est adoptée qui prévoit un président chypriote grec et un premier ministre chypriote turc. Les sièges du parlement sont également partagés avec 70% qui reviennent aux Chypriotes Grecs et 30% pour les Chypriotes Turcs. De plus, un traité fut signé prévoyant une possible intervention des puissances protectrices, à savoir la Grèce et la Turquie, si leur communauté est menacée. Cependant, cette volonté de faire cohabiter ces deux communautés ne fonctionne pas et des premiers conflits éclatent entre les groupes armés des deux camps. L’ONU intervient alors en 1964 afin de maintenir la paix à travers la mission UNFICYP((Force des Nations Unies Chargées du Maintien de la Paix à Chypre). Cette force armée continue d’ailleurs d’agir aujourd'hui. 19745 marque la rupture totale dans ces conflits. Le régime des colonels grecs fait un coup d’État à Chypre dans l’objectif de réaliser l’Enosis. Ils veulent rattacher Chypre à la Grèce, ce qui menace la communauté chypriote turque. La Turquie décide alors d’envahir l’île pour, officiellement, protéger sa minorité. Ainsi, le 20 juillet 1974 au matin, Ankara déclenche l’opération Attila. Des milliers de soldats débarquent et sont parachutés dans le nord de Chypre. Ils conquièrent rapidement une partie importante du nord, environ ⅓ de l’île, forçant près de 200 000 chypriotes grecs à fuir vers le sud. Un mois plus tard, le 15 août 1974, l’opération turque est terminée. Suite au conflit armé, l’ONU prend en charge le contrôle de la frontière en instaurant une zone démilitarisée, la zone verte, mesurant quelques kilomètres de large, sur 180 km de long. Depuis, rien n’a changé et la partition du territoire reste identique entre la République Chypre grecque au sud et la République turque de Chypre du Nord (RTCN), non reconnue.
Des stigmates du conflit toujours visibles au quotidien dans les différentes régions de l’île:
Aujourd'hui, il n’existe plus d’affrontements armés entre les deux entités. Cependant, de fortes tensions persistent, posant la menace de réanimer le conflit. On observe alors un climat pesant à Chypre. Ce fut mon impression durant mon séjour à travers les différentes villes et régions que j’ai visitées. Ce sont des destinations touristiques très prisées, mais qui sont le théâtre d’un conflit impactant le quotidien des populations. Mon observation de ces frictions débuta dans la ville de Paphos, dans la partie chypriote grecque, dès mon premier jour sur l’île. Bien que cette ville soit éloignée de la frontière, elle porte encore les stigmates de ce conflit. Ainsi, au détour d’une rue, j’aperçus devant une boutique de souvenirs le message suivant “Troupes turques hors de Chypre, Chypre libre et européen” (photo ci-dessus). Cette boutique se situe à seulement deux pas de l’ancien quartier turc, en partie abandonnée aujourd'hui (photo ci-contre). L’héritage turc se remarque d’ailleurs rapidement au nom des rues comme la rue Küçük Mehmed, en face d’une vieille mosquée. Ce premier exemple dans le sud n’est que minime face à la suite de mon périple. Au travers d’une journée d’excursion à Nicosie, j’ai effectivement réalisé le poids frappant de ce conflit sur la capitale chypriote. Dès l’entrée en bus dans la banlieue de Nicosie, j’ai pu apercevoir l’immense drapeau turc (photo ci-dessous) peint sur une montagne dans le nord de la ville. Ce drapeau de 425 mètres de largeur pour 250 mètres de longueur est ainsi visible de tout point en hauteur dans Nicosie afin de rappeler aux chypriotes grecs que le nord appartient aux chypriotes turcs. Cette symbolique du drapeau est d’ailleurs très récurrente à Chypre puisque que l'on observe des drapeaux trucs sur la plupart des monuments importants. Nicosie est divisée en deux par la zone tampon de l’ONU : au sud, la capitale de Chypre, au nord la capitale, non reconnue, de la république turque de Chypre du Nord. Pour reprendre les termes d’un panneau dans la ville, “Chypre est la dernière capitale divisée”. Ce message figure sur l’un des points de passage de la ville. Nicosie est dotée de 3 points de passage (9 au total sur l’île) , qui ont commencé à ouvrir à partir de 2003. Les tensions se remarquent particulièrement autour des points de contrôle. Il faut présenter une pièce d’identité afin de pouvoir traverser. En tant que Français, je n'ai rencontré aucune difficulté à la différence d'un de mes amis dont le nom est d'origine grecque. Ce dernier a vu son contrôle d’identité prendre plus de temps que la normale. De plus, certains de ces policiers portent un certain jugement de valeur sur ces Chypriotes grecs qui décident de se rendre dans le nord. Pourtant, ils sont nombreux à traverser la frontière quotidiennement pour travailler. Cependant, d’autres refusent de se rendre dans le nord, à l’instar des Chypriotes du sud, considérant qu’ils n’ont pas à se soumettre à un contrôle pour se rendre dans une zone qu’ils estiment comme étant leur pays. Ces points marquent les seules ouvertures pour traverser la zone tampon (photo ci-dessus). Cette dernière crée un contraste frappant entre les deux côtés. Au sud de la ville, nous sommes au sein de l’Union européenne. Ce sont des quartiers très occidentalisés, à l’image de n'importe quelle ville européenne dotée d’enseignes de consommation comme Starbucks ou McDonald's. En revanche, dès que l'on franchit la frontière, l’ambiance change dans la partie nord. Nous arrivons directement dans le souk de la ville. Cette dernière n’a que très peu à voir avec l’Europe, pourtant située à seulement quelques mètres. On y retrouve des ruelles typiques du Moyen-Orient où résonne l’adhan (l’appel à la prière) depuis les différentes mosquées. Cependant, au détour de chaque rue, il est impossible d’oublier que nous sommes dans une zone de conflit. Le mur qui traverse et coupe la ville en deux est en effet constamment visible. Lorsque j’approche de cette zone interdite, j’observe fortement la tension qui frappe la ville. On ne doit en effet pas s’approcher trop près du mur (photo ci-contre), ni le photographier, sous peine de possibles sanctions par les militaires et policiers. Ces derniers sont d’ailleurs assez présents aux alentours de ces points de contact. J’ai pu expérimenter ces contrôles policiers en m’approchant trop près d’un de ces murs. Un policier m'a alors interpellé et rappelé à l'ordre afin que je m'éloigne de l'un de ces murs. Devant l'insistance de son regard, j'ai changé de rue. Ces forces de l’ordre rappellent quotidiennement aux habitants vivent dans une zone de conflit. Leur quotidien s’inscrit dans un paysage divisé, à l’instar des rues de Nicosie, devenues pour la plupart des impasses, qui débouchent sur le mur de barbelés. Cependant, les Nicosiens semblent s’y être habitués puisque paradoxalement la ville et ses rues sont assez animées avec de nombreux cafés et restaurants. Enfin, mon observation se termine dans le secteur de Famagouste, en partie chypriote turque. C’est une ville portuaire à 10 km de la frontière. Les frictions commencent d’ailleurs à s’observer dès le passage de cette dernière. Il est impossible de passer le point de contrôle en transport en commun ou en taxi venant du sud. Ils refusent en effet de franchir la frontière. Il faut ainsi traverser par ses propres moyens ou miser sur la gentillesse des automobilistes pour être pris en stop. J’ai opté pour cette seconde option, ce qui m’a permis d’échanger avec des Chypriotes, Grecs et Turcs, sur la situation de l’île. À travers différents automobilistes, j’ai pu noter qu’ils étaient tous très méfiants les uns des autres. La plupart nous ont d’abord questionnés sur notre nationalité afin de s’assurer que nous n’étions pas “d’en face”. Il faut ainsi éviter d’afficher ses origines grecques à un conducteur chypriote turc et inversement. En échangeant avec ces citoyens, j’ai ainsi pu comprendre plus en détail la situation de la frontière. Certains refusent de la traverser et d’échanger avec des Chypriotes turcs, tandis que d’autres n’hésitent pas à la traverser quotidiennement pour acheter de l’alcool et des cigarettes à des prix très intéressants (1,50 euro le paquet de cigarettes). Il existe ainsi de fortes divergences au sein des communautés au sujet des allers-retours dans le nord. Dès la frontière traversée, c'est un paysage apocalyptique qui s’ouvre sur plusieurs kilomètres. La zone est ceinturée par des barbelés protégeant ces lieux abandonnés depuis l’occupation en 1974. Les maisons inoccupées se comptent par dizaines. Ce secteur s’étend sur des kilomètres avec notamment la fameuse ville abandonnée de Varosha. Cette dernière fut une station balnéaire phare, fréquentée par de nombreuses personnalités, notamment Brigitte Bardot9 . Or, à la suite de l’invasion turque, les Chypriotes grecs occupant la ville ont dû fuir du jour au lendemain en laissant leurs biens derrière eux. Une partie de cette ville est aujourd’hui accessible aux visiteurs depuis son ouverture partielle en 2020 par Erdogan. J’ai donc arpenté les quelques rues visitables. L’atmosphère y est sinistre, la ville est effectivement restée figée dans le temps avec le nom des enseignes toujours visible (photos ci-contre). Les autorités chypriotes turques ont réalisé de nombreux travaux pour aménager le secteur. Ces aménagements sont la marque de l’affirmation de la souveraineté turque. Ils montrent ainsi que la ville leur appartient et qu’ils la contrôlent. C’est une première étape dans une possible colonisation des Chypriotes turcs à Varosha. Mais, ils se confrontent avec les Chypriotes grecs qui ont dû fuir leurs maisons. Des contentieux éclatent alors régulièrement à Varosha lorsque des anciens habitants grecs se rendent sur les lieux et tentent de pénétrer dans leurs anciennes maisons pour récupérer leurs biens. Ils s’estiment dépossédés par les autorités chypriotes turques. Cette occupation entraîne d’ailleurs des conséquences malsaines. En effet, la ville se transforme en véritable parc d’attractions. Des vélos, trottinettes et même voiturettes électriques sont mis à disposition des touristes pour se promener dans ce lieu chargé en émotions. Aucun respect n’est accordé aux anciennes habitations comme en témoigne un camion de gaufres (photo cicontre) stationné devant ces bâtiments. Le contraste est saisissant. Varosha est l’apothéose de ces tensions qui continuent entre les Chypriotes grecs expulsés de leurs habitations et les Chypriotes turcs qui veulent coloniser aujourd'hui cette ville, ce qui est fortement dénoncé par l’ONU10. À ce propos, l’Organisation des Nations Unies est un acteur majeur dans le travail pour la paix à Chypre, que nous allons désormais étudier.
Face aux tensions, une forte présence onusienne pour la paix :
Afin de maintenir une paix durable, somme toute précaire, l'ONU est présente depuis des décennies à travers la force UNFICYP. En 2023, cette mission est composée de 1011 individus dont 740 soldats11. Ces derniers sont d’ailleurs visibles dans les rues de Nicosie puisqu’ils ont pour mission de sécuriser la zone tampon (photo ci-contre). De nombreuses installations sont ainsi visibles comme les points de contrôle et les tours d’observation (photo ci-dessous). Outre le maintien de la sécurité, cette mission a pour objectif de trouver une solution pour obtenir une résolution du conflit. Ainsi, de multiples tentatives ont vu le jour comme le plan Annan en 200412. Ce dernier fut un référendum proposé par Kofi Annan, Secrétaire Général de l’ONU, pour créer une république chypriote fédérale unie entre Chypriotes grecs et turcs. Un nouveau système politique est proposé pour trouver un compromis avec un conseil présidentiel comprenant une alternance entre les présidents et vice-présidents de chaque communauté. Les Chypriotes turcs acceptent ce plan à 64,9%. Cependant, les Chypriotes grecs le refusent à 75,8%. En prenant en compte les deux communautés, 66,7% des votants expriment le refus de cette république fédérale unie13. Depuis, des tentatives de négociations ont régulièrement lieu sans changer véritablement la situation. Ce fut le cas en 2017 lors des négociations avortées de Crans Montana14 en Suisse, notamment à cause de la question de la présence des 20 à 30 000 soldats turcs à Chypre (chiffre exact inconnu). Alors, face aux échecs, le conseil de sécurité prolonge chaque année cette mission qui est aujourd’hui une des plus anciennes de l’ONU.
Des perspectives de paix contrariées dû à l’action d’Erdogan :
Aujourd’hui, le futur de Chypre semble incertain. Il reste partagé entre deux grandes solutions : celle a deux états indépendants et autonomes ou celle d’une république fédérale unie. Ces divergences s’observent au sein des classes politiques, notamment chez les Chypriotes turcs. En effet, le nouveau président Ersin Tatar, élu en 2020, s’oppose à l’idée d’une réunification. Pourtant, son prédécesseur, Mustafa Akıncı, soutenait une possible réunification, s’attirant les foudres d’Erdogan15. Une telle décision reste en effet assujettie à l’aval du président turc. Il est aujourd'hui un des obstacles majeurs à la résolution de ce conflit. Erdogan alimente constamment les tensions en se rendant dans la partie nord pour annoncer sa volonté de créer deux entités. Une position qu’il a rappelée ce 12 juin 2023 lors d’une visite16. Ses déclarations illustrent l’importance de Chypre dans la politique régionale d’Erdogan. L’île est un véritable outil pour l’expansionnisme de la Turquie en Méditerranée et au Moyen-Orient. Erdogan se sert ainsi de l’île pour réclamer une extension de sa zone économique exclusive17. Cette dernière lui ouvrirait alors d’immenses champs d’hydrocarbures qui ont été découverts quelques années en arrière. Depuis, des tensions surviennent régulièrement lorsque la marine turque s'immisce dans les eaux chypriotes en guise d’intimidation. L’expansionnisme d’Erdogan freine ainsi une possible réunification. Pourtant, une certaine lassitude s’observe dans la société civile turque de Chypre qui s’oppose de plus en plus à sa présence. Or, les Chypriotes turcs, présents depuis des générations, perdent en influence face à l’augmentation des colons turcs envoyés par Erdogan depuis l’Anatolie. Néanmoins, même dans le cadre d’un départ d’Erdogan, il reste une multitude d’enjeux à résoudre. C’est principalement le cas de leurs situations économiques diamétralement opposées entre un sud très touristique dans la zone euro et un nord qui vit sous la tutelle d’Ankara. Ainsi, une union fonctionnelle ne peut s’opérer dans de telles conditions. La tendance reste à la division entre les deux communautés. Toutefois, rien ne peut exclure un événement imprévisible, tel que de fortes manifestations populaires, qui viendraient entériner la division de Chypre. Effectivement, l’Histoire nous a montré qu’une réunification d’un pays peut s’opérer subitement, déjouant les prévisions, à l’instar de la chute précipitée du mur de Berlin en novembre 1989 et de la succincte réunification de l’Allemagne en 1990, inenvisageable quelque mois auparavant.