Les Yézidis : Histoire d’une minorité persécutée et du génocide oublié en Irak
Novembre 2024, Julie Menon
Les Yézidis constituent une minorité ethnique et endogame qui vit majoritairement dans le Nord-ouest de l’Irak. Souvent assimilés aux kurdes, ceux qui sont implantés dans la région autonome du Kurdistan en Irak sont considérés comme les « Kurdes d'origine ». Ainsi, Aziz Tamoyan, le président de l'Union nationale yézidie ULE présente le terme Yézidi comme celui de nation, que la langue est le Ezdiki et leur religion Sharfadin’. Sous l’empire ottoman, ils sont persécutés du fait de leur statut minoritaire, convertis de force à l’islam et fait la population yézidie en Syrie a donc considérablement décliné. Suite à l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein et sa politique d’arabisation, les Yézidis ont été déplacés, leurs villages détruits et assimilés de force à la minorité kurde. L'expansion de l'État islamique en Irak et au Levant aggrave leur situation, tandis que les violations systématiques de leurs droits fondamentaux, fondées sur leur appartenance ethnique, les placent face à une situation de génocide.
Ainsi, nous allons aborder les Yézidis comme minorité méconnue puis expliquer leur situation face à l'Etat islamique en Irak et au Levant en faisant apparaître les circonstances de ce génocidé oublié. Finalement, nous mentionnerons l’action de la communauté internationale face à ce génocide, la situation des réfugiés yézidis et leur reconstruction.
Les Yézidis sont une minorité confessionnelle implantée dans la région du Moyen Orient, ancienne Mésopotamie, née en Iran. Ils pratiquent une religion monothéiste, fondée sur deux livres sacrés et est une communauté endogame. Traditionnellement, si un Yézidi épouse un non-Yézidi, il n’est plus considéré comme Yézidi et sa nouvelle religion est celle de son conjoint.e ce qui en fait une société très fermée organisée en castes qui se concentre dans des villes et villages à majorité yézidie. Descendant uniquement d’Adam et non pas de Eve, on ne peut de fait devenir Yézidi que par naissance. Ses fidèles, kurdophones, prient en direction du soleil et vénèrent sept anges auxquels un Dieu unique aurait confié le monde après l’avoir créé, dont le principal est Melek Taous, le ‘chef’ des sept anges ("l'Ange-Paon"). Plusieurs théories expliquent le développement de cette confession, mais selon l’idée la plus répandue, les Yézidis seraient apparus au XIIe siècle et se rattacheraient au calife omeyyade Yazîd ibn Mûawyia qui aurait renoncé au sunnisme et se serait incarné en le Cheikh Adî, personnage saint des Yézidis, et à sa mort, ceux qui le suivaient ont été vus comme de véritables hérétiques aux yeux des musulmans. De fait, les Yézidis pourraient être considérés comme des kurdes car parlent principalement le dialecte kurmanji, se rapprochant des dialectes kurdes, ce qui renforce la confusion entre les deux communautés. Le yézidisme est de fait mal connu alors qu’il représente l’une des plus vieilles religions monothéistes.
Ainsi, l’un des principaux chercheurs qui s’est penché sur le yézidisme et les Yézidis est Austen Henry Layard, un diplomate, historien et dessinateur anglais qui voyage dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient à partir de la moitié du XIXe siècle et commence à effectuer des fouilles archéologiques dans les environs de la ville de Mossoul. Il les appelle comme l’empire ottoman les considère, les “adorateurs du diable” et les définie comme une secte. L’auteur parle aussi de leur présence dans un ‘Kurdistan’ pour effectuer leurs rites religieux sur la tombe de leur Saint et se défendre contre les Kurdes et les Arabes pour y accéder. Les persécutions et des massacres dont les fidèles furent victimes ont, dès son origine, empêché le développement de cette communauté, par exemple, en 1414, les dirigeants musulmans rasèrent le sanctuaire du Cheikh Adi.
De fait, la chercheuse yézidie Leyla Ferman décrit les Yézidis comme “survivants de génocides” notamment perpétrés sous l’Empire ottoman alors que le gouvernement central mène une politique d’islamisation de cette minorité par le biais des gouverneurs locaux. Secte ou pire, communauté ‘satanique’ du fait de leurs pratiques religieuses, les Yézidis sont considérés comme une des minorités les plus vulnérables du Moyen-Orient, ils affirment avoir vécu 74 génocides. En effet, depuis l’essor de l’Islam en 630, les Yézidis auraient été la cible de nombreuses vagues de persécutions, de ‘ferman’ un mot turc qu’ils traduisent par génocide mais qui, à l’origine, désignait les décrets du sultan ottoman. Pourquoi cette traduction ? C’est que, à chaque fois qu’un de ces décrets était promulgué à l’encontre des Yézidis, des massacres étaient commis et des femmes et filles étaient enlevées.
Austen Henry Layard confirme aussi leur présence dans le Nord de l’Irak, dans la ville de Sinjar (région localement connue sous le nom de Shingal), aujourd’hui encore majoritairement constituée de Yézidis. Cette minorité est toujours très mal estimée par les campagnes de recensement des populations même si elle est estimée entre 550 000 et 600 000 citoyens en l’Irak et l’estimation totale varie entre 800 000 et 1,5 millions dispersés entre l’Irak, la Syrie, la Georgie, l’Arménie, la Turquie, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord. Ils représentent donc la plus grande minorité religieuse en Irak après l’Islam en termes de constitution confessionnelle du pays.
Et c’est sous ce statut de minorité qu’elle sera persécutée en Irak après l’indépendance du pays. En effet, face à l’autonomie de fait que les Yézidis avaient entretenu depuis des décennies dans la région du Sinjar, le nouvel Etat irakien était peu conciliant car des voix pour l'indépendance et donc la création d’un Etat yézidi s’élevaient en parallèle de celles pour le Kurdistan. Le service militaire s’imposa comme moyen de ‘nationaliser’ la population irakienne et en 1936 les Yézidis furent contraints d’envoyer un ‘quota’ à l’armée. Ce n’est qu’en 1969 que les Yézidis obtiennent le statut de communauté religieuse. En 1974, le Kurdistan obtient son autonomie laissant de côté les Yézidis qui se révoltent contre le gouvernement qui va réprimer les soulèvements grâce à l’intervention de l’armée. Les années des Yézidis sous Saddam Hussein sont aussi marquées de fortes persécutions jusqu’à son départ en 2003 et la reconnaissance en 2005 de leur droit à pratiquer leur culte et une réserve des quotas d'élus avec la création des premiers partis politiques yézidis. Après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, la relative stabilité que les minorités avaient expérimentée depuis les années 90 s’affaiblit avec un accroissement des tensions entre chiites et sunnites mais aussi entre Arabes et Kurdes. Des tensions notamment territoriales contribuent à augmenter les discriminations contre les Yézidis et leur stigmatisation au sein de la société Irakienne. De plus, le manque de pouvoir stable se fait ressentir avec la montée de milices armées extrêmistes très idéologiquement axées sur un Islam conservateur qui entretiennent le mythe autour duquel les Yézidis adoreraient le Diable ce qui contribue encore plus à les discriminer. Et c’est en 2014 que l’expansion de État islamique en Irak et au Levant provoque l’un des premiers génocides du XXIe siècle.
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948 considère le génocide comme un crime charactérisé par “l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux” via le “meurtre de membres du groupe”; une “atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe”; une” soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle”; des “mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe” et un “transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe”. L’Organisation des Nations unies reconnaît trois génocides: celui contre les arméniens commis par l’Empire ottoman en 1915-1916, le génocide des Juifs commis par les nazis, de 1941 à 1945 et le génocide des Tutsis au Rwanda commis par le pouvoir hutu en 1994.
Ainsi, la communauté internationale ne reconnaît pas de nombreux massacres commis contre des communautés spécifiques avec pour but de les éradiquer comme ça a été le cas contre les Yézidis par l’Etat islamique d’Irak et du Levant. En effet, en 2014, l’EIIL capture la ville de Sinjar dans la province du même nom, où résident la majorité des Yézidis suite au retrait des combattants kurdes, les Peshmerga. Selon l’anthropologue Juliette Duclos-Valois, ces combattants étaient déployés par le Parti démocratique du Kurdistan soutenu dans la région du Sinjar par les Yézidis, et leur départ, à l’arrivée de l’EIIL, a été vécu par ces derniers comme une ‘trahison’.
Mais pourquoi cette minorité a été plus ciblée que d’autres ? De fait, les Yézidis sont ciblés car ils ne font pas partie des gens du Livre et une haine est entretenue dans la région du Moyen-Orient qui les considère comme des adorateurs de la figure diabolique d’'Iblis'. Ce sentiment de haine entretenu autour de la minorité est constaté par l'Observatoire de la haine qui a documenté, à son pic de haine, un nombre 4 millions de messages haineux à leur encontre. Et, ils ne sont pas ciblés par ces organisations terroristes depuis 2014 ,mais depuis bien plus longtemps. En 2007, Al-Qaïda commet des attentats à la voiture piégée décimant deux villes et faisant plus de 500 victimes dans la région de Sinjar.
Ainsi, après la prise de Mossoul en 2014 et des régions dans le Nord de l’Irak, l’EIIL laisse le choix aux Yézidis de se convertir ou de mourir alors que pour les chrétiens, en tant que ‘gens du Livre’ ils ont l’opportunité de fuir la ville ou de payer la jizya (taxe de protection). Dès la nuit du 2 au 3 août 2014, les Peshmerga ayant fui le mont Sinjar, les populations locales sont attaquées par le groupe terroriste et environ 20 000 Yézidis sont contraints de fuir les villes et villages pour aller se réfugier dans les montagnes alors que les hommes qui ne se convertissent pas sont exécutés et entre six mille et neuf mille femmes et enfants yézidis sont capturés et soumis à l'esclavage sexuel. Le 8 août 2014, les Etats-Unis et le Royaume Uni bombardent les positions de l’EIIL à Sinjar en soutien aux milices des Unités de protection du peuple et du Parti des travailleurs du Kurdistan. Ces derniers permettent l’ouverture d’un corridor humanitaire entre le mont Sinjar et la Syrie alors qu’en parallèle des forces miliciennes émergent au sein des Yézidis, les Forces de défense de Sinjar et les Unités de résistance de Sinjar entrainés par les milices kurdes. Mais le 22 octobre 2014, un nouveau siège du mont Sinjar est lancé par l’Etat Islamique alors que des centaines de familles yézidies sont encore sur place et ce n’est que le 18 décembre que les forces kurdes et yézidies, soutenues par la coalition internationale, arrivent à entrer dans la ville qui ne sera complètement reprise qu’en novembre 2015. Mais la ville a été à plus de 70% détruite au fil des combats et le PKK s’installe durablement dans la région suite à son rôle de ‘sauveur’.
Aujourd’hui, plus de 70 temples yézidis ont été détruits, il reste encore 200 000 réfugiés yézidis dans des camps dans le Nord de l’Irak et selon Nadia Murad, prix Nobel de la paix 2018, ancienne esclave sexuelle yézidie de Daech, plus de 3 000 femmes restent introuvables. Ce génocide aura fait entre 5 000 et 10 000 victimes et 7 000 enlèvements. Dans le contexte actuel, une reconstruction psychologique, matérielle et physique des victimes n’est même pas accessible. “D'après l'ONU, en janvier 2016, Daech aurait reçu 850 000 dollars de familles yézidies pour le retour de 200 victimes enlevées. En 2014, l'État islamique aurait gagné entre 35 et 45 millions de dollars en paiement des rançons des Yézidis enlevés.”
De fait, les victimes du génocide des Yézidis ne peuvent pas se reconstruire comme on pourrait l’entendre. Alors que le conflit est terminé depuis presque 10 ans dans la région du Sinjar, des conflits entre l’administration centrale et régionale du Kurdistan quant au contrôle de la région empêchent le retour des plus de 200 000 réfugiés dans le Nord de l’Irak. De plus, les autorités kurdes ne voient pas d’un bon œil le retour des Yézidis alors que leur affiliation partisane pourrait aller aux partis politiques yézidis et non pas aux partis kurdes ne renforçant pas leur présence et influence dans la région. De fait, ce n’est qu'en octobre 2020 que le Gouvernement irakien et le Gouvernement régional du Kurdistan se sont mis d’accord pour les questions relatives à l'administration, la sécurité et la reconstruction de la région du Sinjar. Des divisions internes religieuses et politiques ont aussi fragmentées la communauté yézidie empêchant la constitution d’une unité et position claire sur la scène régionale et internationale alors que Leyla Ferman explique qu’elle a été impliquée dans la création d’un Congrès mondial des Yézidis mais que ça s’est avéré impossible à cause d’un “manque de volonté politique et de ressources financières”. De plus, si la ville de Sinjar a été 70% détruite pendant son occupation par l’EIIL, elle n’est pas reconstruite par manque de fonds. De plus, la situation des réfugiés yézidis est précaire, avec des coupures d’eau et d'électricité permanentes, des famines à répétition, dans des camps qui sont sans cesse menacés de fermer, n'apportant aucun soutien financier, social, ou psychologique aux victimes. Dans le camp d’Al-Hol, un camp de réfugié près de la frontière syro-irakienne, abritant des personnes déplacées de l'État islamique, un des centres de rétention contrôlés par le Forces démocratiques syriennes soutenues par les États-Unis, des centaines de femmes et d’enfants seraient “piégés dans des conditions de captivité, d’esclavage et de mauvais traitements infligés par des membres affiliés à l’EI” selon Amnesty International.
Certains ont pu néanmoins s’enfuir en Europe, notamment en Allemagne mais les conditions d’obtention du statut de réfugié sont dures à compléter, ces derniers devant fournir la preuve matérielles justifiant qu’ils étaient en danger, ce qui est difficilement prouvable et les procédures administratives sont longues et soumises à la barrière de la langue. Cependant, plus des milliers de personnes ont réussi à fuir en Europe dont plus de 80 000 Yézidis irakiens qui ont obtenu l’asile politique en Allemagne devenant le principal foyer de Yézidis après l’Irak. Les règles strictes qui définissent l’identité yézidie sont difficiles à conserver dans un pays européen, surtout chez les jeunes générations. L’objectif n’est pas de s’assimiler mais de s’intégrer, rendant leur insertion dans la société allemande difficile alors qu’apprendre la langue, se trouver en situation administrative régulière, recommencer sa vie est déjà repartir de zéro pour ceux qu’on considère “chanceux” d’avoir pu s’établir en Europe.
Des progrès sont tout de même fait dans le sens de la reconnaissance du génocide commis par l’EI de 2014 à 2015 sur la communauté yézidie en Irak. La commission d’enquête des Nations Unies sur les crimes commis envers les Yézidis a déjà annoncé en mai 2021 avoir recueilli la "preuve claire et convaincante" d''un génocide, mais depuis n’a pas été reconnu. L’Allemagne reconnait le génocide effectué contre les Yézidis, car le 30 novembre 2021, la Haute Cour régionale de Francfort reconnait Taha Al Jumailly, un Irakien de 29 ans, membre de Daech, « coupable de génocide, de crime contre l’humanité ayant entraîné la mort, de crimes de guerre et de complicité de crimes de guerre » alors qu’il aurait laissée une petite fille yézidie de 5 ans, achetée comme esclave, mourrir de soif. En juin 2021, la commission des relations extérieures de la Chambre de députés belges aussi approuve une motion allant dans le sens de la reconnaissance du génocide des Yézidis. En Irak, c’est « 616 hommes et femmes » d’origine étrangère qui ont été condamnés en Irak en 2018 pour appartenance à Daech dont « 508 adultes (…) dont 466 femmes et 42 hommes, ainsi que 108 mineurs – 31 garçons et 77 filles ». “En mars 2021, le Parlement irakien a adopté une loi au profit les survivants yézidis, qui reconnaît le génocide et établit un cadre de réparation financière.” Et en France, c’est la sénatrice, Mme Nathalie Goulet, qui dépose au Sénat le 17 avril 2024 une proposition à article unique visant la reconnaissance du génocide du peuple Yézidi.
Ainsi, le génocide conduit par l’Etat Islamique de 2014 à 2015 en Irak est encore loin d’une reconnaissance internationale et de l’aide appropriée pour permettre la reconstruction de cette minorité qui a tout subi alors que personne n’en savait rien. L’émergence de ces groupes terroristes islamiques après l’invasion américaine de 2003 marque durablement la société irakienne alors qu’aujourd’hui il n’est encore pas sûr pour ces minorités de revenir sur leurs terres. De plus, la reconstruction de cette région n’est qu’à peine entamée alors que des tensions politiques subsistent entre le Gouvernement irakien et le Gouvernement régional du Kurdistan ainsi qu’entre les différentes communautés de la région du Sinjar. De fait, la région désertée par les Yézidis se repeuple par d’autres communautés créant des dynamiques démographiques difficiles à ignorer quant à la question de la réinstallation des Yézidis sur leur terres d’origine. De fait, de nombreux Yézidis migrent vers l’étranger quittant définitivement la région pour se reconstruire ailleurs alors que tous ceux qui vivent dans les camps endurent des conditions de vie inhumaines.
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