Les Bédouins du Néguev : une géopolitique transfrontalière dans le cadre du conflit israélo-palestinien

Mars 2023, Julie Menon

Introduction

Les Bédouins tirent leur nom du mot arabe "badiya" qui signifie désert. Compris par les Occidentaux à travers l'imaginaire d'un nomadisme pastoral autarcique, les Bédouins sont pourtant intégrés dans des échanges de biens et services et leur connexion avec le monde est partout et toujours "indissoluble et nécessaire", selon Khazanova.

Originaires d'Arabie, ces populations se sont dispersées en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et habitent principalement les zones désertiques, que ce soit le Sinaï en Égypte ou le Wadi Rum en Jordanie. Les impératifs d'unification de toutes les populations sous la même bannière d'un État durant le processus de création de l'État au Moyen-Orient ont été la cause d'une marginalisation des populations bédouines lors de l'établissement des frontières, et une grande partie de ces peuples se sont alors sédentarisés, comme par exemple en Égypte, ce que l'on retrouve dans l'ouvrage "La Sédentarisation des nomades dans le désert occidental d'Égypte" par Ahmed M. Abou-Zeid, où les jeunes générations de Bédouins se sont sédentarisées à cause de la dureté des conditions de vie, de l'attraction d'un emploi stable en ville et de la volonté de participation politique. Cependant, les Bédouins restent des tribus où la solidarité tribale reste une valeur primordiale, facilitant les relations transfrontalières régionales. Ainsi, les Bédouins du Néguev installés en Israël illustrent des relations sociales, économiques, géopolitiques et géographiques entre l'État hébreu et les Palestiniens.



   I- Les bédouins du Néguev, une histoire partagée

Les Bédouins installés sur le territoire israélien et qui en ont pris la nationalité, vivant dans ce qui correspond actuellement au Néguev, ont été impliqués dans un processus de sédentarisation entretenant des relations sociales et économiques intenses avec les populations des régions de Gaza et d’Hébron. L’origine des Bédouins dans cette région remonte avant la création de l’État d'Israël en 1948, vivant de l’élevage, du commerce et des relations tribales dans cette région désertique aride, et sont en partie restés nomades dans des zones non reconnues par l’État malgré les efforts employés par Israël pour inscrire ces populations dans un processus de sédentarisation et d’établissement dans des villes et villages bédouins reconnus par l’État. Ainsi se développe un processus d'ethnicisation, de reconstruction identitaire qui ne fait plus que référence à leurs activités socio-économiques distinctes de celles des autres populations arabes mais à une identité propre désignant un groupe social se démarquant du reste de la population arabe, particulièrement des “Arabes” et des “Palestiniens”. Jusqu’en 1967, les Bédouins du Néguev traversent pourtant la “ligne verte” illégalement pour rendre visite à leurs parents et voisins de Cisjordanie et de la bande de Gaza ou pour développer des réseaux de contrebande avant que les autorités israéliennes autorisent les transitions légales de biens et de personnes des deux côtés de cette ligne.

Après 1967, des échanges socio-économiques ont remplacé les flux de contrebande. Ceci s’explique notamment par le fait qu’une partie des Palestiniens venant travailler en Israël ont été recrutés par des employeurs bédouins et que la construction des villes et des villages bédouins a en partie été permise grâce au travail des ouvriers palestiniens. Des marchés palestiniens où l’on pouvait trouver des biens et des services, soit n'existant pas sur les marchés israéliens, soit meilleur marché, se sont développés et étaient fréquentés à la fois par les populations bédouines, arabes, mais aussi juives israéliennes.

Cependant, après la première Intifada (décembre 1987) et les accords d’Oslo (1994-2000), l’idée d’une frontière politique et administrative ressurgit du côté des autorités israéliennes. De ce fait, seuls deux points d’accès sont laissés pour accéder à la bande de Gaza et les Bédouins se tournent plus vers l’est, vers la Cisjordanie et la Jordanie avec l’ouverture de la frontière en 1993 avec la signature des accords de paix avec l’État jordanien. Ces nouvelles mesures réduisent considérablement la masse de travailleurs palestiniens en Israël, pays en plein essor économique, suite à de nombreux accords de paix dans la région MENA, provoquant une hausse des salaires en Israël et un appauvrissement des populations de Gaza et de Cisjordanie. L’obligation d’avoir un permis individuel pour commercer avec les territoires palestiniens réengage les réseaux de contrebande.


II- Des passeurs dans les relations transfrontalières

Les Bédouins du Néguev s’inscrivent donc comme passeurs pour les Palestiniens du fait de leurs connaissances du désert et leur capacité à se déplacer ainsi que de leur nomadisme et des activités de contrebande dans lesquelles ils sont impliqués. De plus, leur position stratégique entre la Cisjordanie et la bande de Gaza et entre le Sinaï et la Jordanie en fait un point de passage obligé vers l’État hébreu ou à l'inverse pour en sortir. Les Bédouins du Néguev ont alors créé des circuits illégaux de transit entre les frontières, celle entre la bande de Gaza et Israël étant extrêmement surveillée, c’est plutôt entre la frontière égyptienne et israélienne que ces transits se font. 

En effet, les migrants et demandeurs d’asile, essentiellement en provenance d’Afrique utilisent ces nouveaux itinéraires migratoires entre les “Suds” pour, sans atteindre l' ‘eldorado’ européen ou nord-américain, fuir les discriminations égyptiennes en se réfugiant en Israël, pays développé pour ceux qui n’avaient pas de perspective d’être réinstallés dans le pays de transit dans lequel ils se situaient.

Ces transits génèrent alors une économie transfrontalière importante pour les Bédouins, dans la continuité de leurs pratiques nomades mais aussi d’anciennes routes de contrebande et de commerces informels sous leur contrôle. Cette économie non officielle peut inclure le transport de marchandises ainsi que le passage de personnes, qu'il s'agisse de migrants, de réfugiés ou même de personnes impliquées dans des activités illicites. Cette économie transfrontalière représente alors pour de nombreux Bédouins du Néguev une source de revenus essentielle alors que leurs opportunités économiques sont limitées de plus en plus par l’État israélien du fait d’un climat de fortes tensions politiques intérieures.

Seulement, les autorités israéliennes développent des systèmes de contrôle et de surveillance très importants d’abord auprès de la bande de Gaza mais aussi à la frontière égyptienne alors que l'Égypte a aussi décidé de refuser d’ouvrir ses frontières aux Palestiniens. Des dispositifs de rétention sont aussi mis en place tel que le site de Ktziot, une base de détention israélienne située dans le désert du Néguev, une des plus grandes prisons d'Israël, principalement utilisée pour détenir des prisonniers palestiniens, souvent en lien avec des activités liées au conflit israélo-palestinien établi en 1988, peu après le début de la première Intifada.

Depuis le 7 octobre 2023, face au conflit entre le Hamas et l’État israélien, les tensions auxfrontières se sont renforcées de manière exponentielle. 

La frontière entre la Palestine et l’Égypte est ainsi fermée par les autorités égyptiennes aux réfugiés palestiniens et la frontière entre l’Égypte et l'Israël est hautement surveillée. Ces tensions rendent les activités économiques et sociales transfrontalières des Bédouins du Néguev beaucoup plus compliquées voire pratiquement impossibles, une situation exacerbée par les tensions sociales et politiques intrinsèques à la sphère politique israélienne.



Conclusion

En conclusion, les Bédouins du Néguev, anciennement présents dans la région, jouent un rôle important dans les relations transfrontalières entre Israël et les Palestiniens, illustrant une dynamique complexe de relations sociales, économiques, politiques, symboliques et aujourd’hui géopolitiques.

Originaires d'Arabie et dispersés dans toute la région du Moyen-Orient, les Bédouins du Néguev ont été confrontés aux dynamiques de construction de l’État au Moyen-Orient qui les ont contraints à une sédentarisation au moins partielle du fait de l’instauration de frontières contrôlées, malgré leur volonté de maintenir des liens forts avec les populations voisines palestiniennes, représentant des affinités tribales dépassant les volontés du pouvoir.

Leur position stratégique entre la Cisjordanie, la bande de Gaza et la frontière égyptienne en fait des acteurs essentiels dans les activités de passage et de contrebande, souvent en lien avec les migrants et des demandeurs d'asile en provenance d'Afrique, qui cherchent à quitter des pays de transit d’Afrique du Nord politiquement instables et dans lesquels les discriminations persistent face aux migrants subsahariens. Ces activités ont généré une économie transfrontalière en grande partie informelle significative pour les Bédouins du Néguev, mais elles sont également confrontées à des défis croissants en raison des mesures de contrôle et de surveillance renforcées de la part des autorités israéliennes et aussi égyptiennes, ainsi que des tensions politiques régionales accrues depuis le 7 octobre 2023.

Dans ce contexte, les Bédouins du Néguev continuent d’être partagés entre les réalités de leur mode de vie traditionnel et les pressions du monde moderne basé sur des constructions étatiques occidentalo-centrées, tout en cherchant à maintenir leurs liens culturels et tribaux et à s'adapter aux changements socio-économiques et politiques dans la région MENA politiquement instable. On peut alors se demander dans quelle mesure la situation géopolitique régionale actuelle renforce les frontières tout en remettant en question le rôle de passeurs transfrontaliers des Bédouins du Néguev.



Bibliographie

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Zohry A., “The Place of Egypt in the Regional Migration System as a Receiving Country”, Revu (...)

“Récits de traversée de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza” par Lorenzo Navone



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