La Turquie en Libye

Article d’Ella Asli Kiremitçi , Avril 2023

Introduction

Depuis 2011, la Libye plonge dans une guerre civile dévastatrice, à la suite de la chute du régime de Kadhafi. Deux camps s’opposent : celui du Gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli et reconnu par l’ONU, contre l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar à l’Est du pays, soutenu par l’Egypte. L’internationalisation du conflit à travers les ingérences des puissances étrangères exacerbe davantage cette guerre complexe. Ainsi, la Libye, affaiblie plus que jamais, traverse de nombreuses crises politiques, économiques, humanitaires et sécuritaires. L’accumulation de ces crises a immergé la Libye dans une situation de chaos et d’incertitude. C’est dans ce contexte tumultueux pour la Libye qu’intervient la Turquie en renouant avec la tradition géopolitique ottomane. La volonté d’expansion économique et diplomatique d’Ankara coïncide dès lors avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement, l’AKP. Les relations entre la Turquie et la Libye se sont intensifiées, aux réticences de certains, ce qui fait de la Turquie un acteur majeur de la région méditerranéenne.



Nous pouvons dès lors être amenés à nous poser la question suivante : Comment l'internationalisation de la guerre civile libyenne ouvre-t-elle la voie à un théâtre d'enjeux complexes dont la Turquie cherche à s'emparer ?



Pour cela, après avoir étudié le contexte complexe dans lequel la Turquie s’impose comme un acteur incontournable en Libye, nous aborderons cette collision des ambitions entre ingérences internationales et aspirations régionales pour ainsi mettre en exergue les différents défis auxquels fait face la politique étrangère turque.



I. Contextualisation historique et géopolitique



  1. Héritage ottoman et relations historiques



La présence turque en Libye trouve ses racines dans l’Empire ottoman, plus précisément à partir de 1551 suite à la conquête de Tripoli. La Sublime Porte a maintenu une relation qui s’est progressivement renforcée au cours du temps, passant d’un contrôle plus relâché à une reprise en main sérieuse au XIXe siècle en réponse à l’affaiblissement et à la décomposition de l’Empire, qui perdit d’importants territoires au profit des puissances occidentales.



Cette présence se manifestait notamment par une grande influence sur le commerce de la ville côtière de Misrata, à 200 km à l’est de Tripoli, mais aussi par des vestiges dans le grand désert du Fezzan, tout en laissant une certaine mesure d’autonomie aux tribus locales. Néanmoins, cette influence turque commence peu à peu à se dissiper, dans la mesure où a lieu le débarquement italien en Libye en 1911, ainsi que le traité de Lausanne-Ouchy en 1912. Ainsi, en 1911, la Libye n'est plus un territoire de l'Empire ottoman. Ce délitement étatique atteint son paroxysme suite à la Première Guerre mondiale, laissant place à une période difficile avec la Libye devenue une colonie de l'Italie jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. 



  1. Libye, Etat-failli propice à l’influence étrangère : dynamiques de l'influence turque



Cette situation critique de la Libye apparaît comme un tremplin pour l'influence étrangère, notamment turque. L'enlisement du conflit libyen permet d'accroître l'influence turque dans la région. Depuis le printemps arabe de 2011, qui a également touché la Libye, le pays s'est embourbé dans un “état de délitement politique, économique, social et sécuritaire”. Entre l'avènement des groupes islamiques, les affrontements de milices tribales, et les oppositions internes comme externes, la Libye se retrouve dans une situation d'instabilité inouïe. Dans une perspective plus large, la crise dans laquelle se trouve la Libye résonne dans un contexte international à travers le retrait des États-Unis et les divisions qui émanent de l'Union européenne, laissant ainsi un grand vide au bénéfice de la Turquie et de la Russie.



La Turquie a dès lors entretenu des stratégies afin de maintenir et d'étendre sa présence sur cet État failli qu'est la Libye, en s'efforçant de s'imposer comme un acteur majeur aux côtés des acteurs locaux, tels que les deux gouvernements qui s'opposent, ainsi que des acteurs régionaux comme l’Égypte, l’Algérie et la Tunisie. De la sorte, Ankara s'efforce de s'imposer comme le principal partenaire de ce pays pour ensuite étendre son influence d'une façon plus ambitieuse à travers le continent africain. La Turquie semble dès lors profiter de cette situation de faillite dans laquelle se trouve la Libye, divisée plus que jamais entre crise interne et ingérence extérieure. La signature d'accords militaires et économiques en janvier 2020 entre la Turquie et le gouvernement de Sarraj illustre les intérêts de cet acteur incontournable qu'est la Turquie. Faisant de la Libye un levier pour accroître son influence et son idéologie en Afrique, la Turquie semble entrer dans une logique d'opportunisme. Ainsi, une fois que la Libye sera un pays unifié, elle conservera “une place de premier choix”.



  1. Intervention contemporaine et motivations turques



C’est à partir du XXIe siècle que la Turquie renoue ses liens avec la Libye entre intérêts économiques et stratégiques. Cette mise en place de la stratégie d’influence de la Turquie rappelle cette tradition géopolitique ottomane en Afrique du Nord qui n’est autre que le reflet des ambitions économique et diplomatique du parti de la justice et du développement d’Erdogan, connu sous l’acronyme de l’AKP. Comme l’a déclaré Khalifa Haftar : “[Recep Tayyip Erdogan] est obsédé par l’idée de restaurer la gloire du sultanat ottoman afin de contrôler le monde arabe et le monde entier”.



Ainsi, les aspirations des autorités turques transparaissent avant tout comme des objectifs de “sécurisation des liaisons aériennes et navales turques dans l’espace méditerranéen, bien au-delà de la mer Égée et du golfe d’Alexandrette” pour permettre un certain désenclavement énergétique dans une perspective méditerranéenne. Entre opportunisme et nationalisme, la position de la Turquie entrevoit un éventuel “réveil de l’empire ottoman”. Dès lors, c’est dans un jeu de stratégie, d’intimidation et d’influence où les intérêts de la Turquie se retrouvent entremêlés à ceux d’autres puissances et s’inscrit comme “acteur majeur de la guerre par procuration”.



Par ailleurs, n'étant pas un pays producteur d’hydrocarbures, la Turquie désire, avec l’aide de la Russie, s'imposer comme un pays grâce auquel plusieurs pipelines de gaz peuvent transiter des pays producteurs jusqu’à l’Union européenne, “le gigantesque consommateur”.  Cela s’est notamment traduit par l'inauguration du gazoduc Turkstream par Ankara et Moscou le 8 janvier 2020 où le président Erdogan avait effectué la déclaration suivante : “nous souhaitons faire de notre pays l'un des pôles de l'approvisionnement énergétique mondial. Il n'y a aucune chance qu'un projet qui exclut notre pays soit viable économiquement, juridiquement et diplomatiquement”. Ainsi la Libye se démarque comme un théâtre, véritable lieu de concrétisation des ambitions économiques et énergétiques turques. 



II. Défis et des opportunités dans la mare nostrum, théâtre de grands jeux



  1. Compétition régionale et internationale



Face à de nombreux acteurs internationaux comme la Russie, la Chine et l’Union européenne, mécontents de l’influence grandissante de la Turquie, cette dernière se trouve au cœur d’importants défis à relever.



Alors que le président Emmanuel Macron a demandé à la Turquie et à la Russie de “retirer sans délai leurs mercenaires”, dont la présence “menace la stabilité et la sécurité du pays et de toute la région”, le porte-parole de la présidence turque, Ibrahim Kalin, affirme que la Turquie est synonyme de 'force de stabilité' et déclare : “Parfois nos alliés évoquent cette question comme si la présence turque était le principal problème en Libye. Ce n'est pas le cas. (...) Nous sommes là comme force de stabilité et pour aider le peuple libyen.” “Nos militaires sont là-bas dans le cadre d'un accord avec le gouvernement libyen. Ils ne peuvent donc pas être mis sur le même plan que des mercenaires qui sont envoyés d'autres pays.”



Par ailleurs, d’après Le Figaro, Kalin a répondu en mettant en avant “les efforts” des occidentaux face au retrait des paramilitaires russes Wagner. Le porte-parole a critiqué ces puissances en soulignant leur manque d’initiative afin d’extraire Wagner de la Libye. Lors de la conférence internationale sur la Libye organisée à Paris, les présences militaires étrangères, notamment les mercenaires russes, les syriens pro-turcs, les tchadiens et les soudanais, étaient l'un des sujets cruciaux à aborder. Face à cela, d’une part, la Turquie s’est montrée peu impliquée dans le retrait de ses forces et, d’autre part, la Russie a nié l’envoi de mercenaires lié au groupe Wagner en Libye.



  1. Stabilité régionale et enjeux maritimes



La stabilité régionale et les enjeux maritimes font partie des principaux enjeux dans lesquels est plongée la Turquie. Ce mouvement de désenclavement pour la Turquie, que nous avions précédemment abordé, s’inscrit ainsi dans un contexte d’ambitions énergétiques qui se heurtent aux réticences de certains.



En effet, d’après le journal Le Monde, c’est le 3 octobre 2022 à Tripoli que la Turquie et la Libye ont signé un “accord de prospection d’hydrocarbures dans les eaux libyennes”, trois ans après “l’accord de délimitation maritime controversé”, attisant le mécontentement de l’Union européenne. Cet accord, aussi qualifié de mémorandum, avait été signé par notamment le ministre de l’énergie, de la défense et du commerce afin de “développer des projets liés à l’exploration, la production et le transport de pétrole et de gaz”, comme l’a déclaré le porte-parole du gouvernement de Tripoli, Mohamed Hamouda.



De plus, après l’accord de délimitation maritime controversé de novembre 2019 entre l’ancien gouvernement d’union nationale (GNA) et le gouvernement turc, visant à obtenir d’importants droits en Méditerranée orientale, la Turquie a davantage appuyé son influence en faisant l’usage de ses ports. Le cas du port d’Al-Khoms à l’est du pays utilisé comme base navale par la Turquie en constitue un parfait exemple suscitant l’ire de la population locale. Cette dernière a notamment manifesté “en barrant la route menant à Tripoli”. D'autre part, l’Égypte craint cette expansion de l'influence turque et déclare notamment que le contrôle du port d’Al-Khoms par la Turquie “ne contribue pas à accélérer le processus de normalisation des relations turco-égyptiennes”.



  1. Entre influence et alliances stratégiques



 La Turquie, sous la houlette d'Erdogan, déploie une stratégie multidimensionnelle en Libye afin de renforcer son empreinte et son influence géopolitique dans cette région cruciale.



C’est dans ce même esprit que la Turquie noue des liens avec les Frères musulmans et soutient, comme mentionné précédemment, le Gouvernement d’union nationale en opposition aux forces égyptiennes qui soutiennent l’Armée nationale libyenne et le maréchal Khalifa Haftar. Les relations complexes de la Turquie avec les Frères musulmans impliquent des tensions plus larges autour de la politique régionale.



Même si la Turquie d’Erdogan manifeste certaines idées et valeurs en commun avec les Frères musulmans, il ne faut pas limiter les relations qu’ils entretiennent à une vision idéologique et religieuse. Il est primordial d’étudier leurs relations en apportant une importance au pragmatisme et à l’opportunisme afin d’aboutir à la compréhension de la politique turque qui bouscule “l’échiquier méditerranéen”.



Conclusion



Ainsi, la Turquie s’impose comme acteur majeur sur le territoire libyen qui subit depuis 2011, autrement dit depuis la chute du régime de Kadhafi, une crise multidimensionnelle, laissant un vide que les puissances étrangères tentent de combler. C’est notamment cette internationalisation du conflit qui se démarque en Libye. Avec la Turquie, qui, de par ses aspirations géopolitiques et économiques, tente de renouer avec son héritage ottoman afin de se donner une légitimité pour sa présence. Entre accords militaires, économiques et énergétiques, Ankara vise à renforcer son influence à l’autre bout de la Méditerranée et même au-delà, à travers le continent africain. Néanmoins, la présence turque en Libye suscite de nombreuses critiques de la part de la communauté internationale, régionale et locale, la considérant non pas comme une puissance stabilisatrice mais plutôt comme une source de fragilisation. Dès lors, face à la compétition internationale qui a lieu sur le territoire libyen, divisé plus que jamais, la Turquie se doit de relever d’importants défis et fait preuve de pragmatisme, d’opportunisme et d’aspirations idéologiques.



Bibliographie



FRANCE 24. Pourquoi la Turquie va envoyer ses troupes en Libye. 2020. 2:12. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=PlKz0p4hv6k [consulté le 14 avril 2024].

marshall, laetitia. Libye : entre rivalités internes et ingérences étrangères (2011-2021). 2022. En ligne : https://www.geostrategia.fr/libye-rivalites-internes-ingerences-etrangeres/ [consulté le 14 avril 2024].

Géopolitique. La Libye cède un de ses ports à la Turquie. 2023. En ligne : https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-la-libye-cede-un-de-ses-ports-a-la-turquie [consulté le 14 avril 2024].

« La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures », Le Monde.fr. 4 octobre 2022 . En ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/10/04/la-libye-et-la-turquie-signent-un-accord-de-prospection-d-hydrocarbures_6144316_3212.html [consulté le 14 avril 2024].

En Libye, la Turquie défend son rôle comme «force de stabilité». 2021. En ligne : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/en-libye-la-turquie-defend-son-role-comme-force-de-stabilite-20211113 [consulté le 14 avril 2024].

LA TURQUIE EN LIBYE - Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques. 2021. En ligne : https://fmes-france.org/la-turquie-en-libye/ [consulté le 14 avril 2024].

La Turquie en Libye, les prémices du réveil d’un empire (2/4). 2021. En ligne : https://www.dauphine-strategie-defense.com/publications/2021/1/27/turquie-en-libye-les-prmices-du-rveil-dun-empire-1 [consulté le 14 avril 2024].

La Libye, tête de pont de la Turquie en Afrique - Politique Internationale. En ligne : https://politiqueinternationale.com/revue/n174/article/la-libye-tete-de-pont-de-la-turquie-en-afrique [consulté le 14 avril 2024].

L’enlisement du conflit libyen et le rôle croissant de la Turquie (1/2). En ligne : https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-enlisement-du-conflit-libyen-et-le-role-croissant-de-la-Turquie-1-2.html [consulté le 14 avril 2024].



Précédent
Précédent

Les Bédouins du Néguev : une géopolitique transfrontalière dans le cadre du conflit israélo-palestinien

Suivant
Suivant

Évolutions de la diplomatie française à l’égard de la Question de Palestine