Guerre au Yémen : un conflit oublié
Auteure : Diane Bertel
Le Yémen, situé dans le sud-ouest de la péninsule arabique, se trouve en proie à une guerre civile dévastatrice sur son territoire depuis 2014 opposant les rebelles chiites houthis au gouvernement yéménite, soutenu par une coalition de pays arabes sunnites. Cependant, les racines de cette crise complexe sont inscrites bien plus profondément dans l'histoire tumultueuse du pays, caractérisée par des fractures géographiques, historiques, religieuses, et tribales entre le nord et le sud du pays, et au sein même de ces régions. Le Yémen, en raison de sa position géostratégique privilégiée, a été le théâtre de convoitises et d'ingérences de puissances étrangères tout au long de son histoire. Au 21e siècle, les affrontements entre factions rivales n'ont pas cessé, maintenant les populations dans un état quasi constant de guerre civile, exacerbée par l'ingérence croissante des puissances voisines et l'émergence de nouveaux acteurs. Pourtant, ce conflit de grande ampleur demeure oublié.
Un pays fracturé
Le Yémen est un pays récent créé en 1990 à partir de la République Arabe du Yémen au nord et à l’ouest, et de la République Démocratique et Populaire du Yémen au sud et à l’est. Il s’agit de l’ancien président du Yémen du Nord, Ali Abdallah Saleh qui deviendra le président du Yémen unifié.
Cependant, l’instabilité politique du pays va rapidement raviver des clivages profonds qui déchirent la société yéménite, notamment entre le Nord et le Sud, en dehors de son histoire coloniale. Il y a d’abord un clivage religieux entre des populations de confession sunnite majoritairement localisées au sud et des populations de confession zaïdite, une branche du chiisme, qui se situe davantage dans la région nord. En effet, avant l’unification, le nord du Yémen était sous la domination d’une dynastie zaïdiste, et abritait la confession des houthistes, une branche minoritaire du chiisme.
Cependant, le clivage généalogique entre population tribales crée davantage de tensions puisque pays est divisé entre des populations se revendiquant de l’ancêtre des Arabes du Sud, Qahtan, contre des populations qui prétendent descendre d’Adnan et du prophète Mohamed venues du nord de la péninsule et qui jouent un rôle politique et religieux central dans le nord du pays. Dans le passé, les tensions religieuses n'avaient pas une importance prédominante au Yémen. La cohabitation entre zaïdistes et sunnites était la norme pendant de nombreuses années, la coexistence entre les rites était donc moins problématique que les rivalités entre tribus. Par ailleurs, l’unification du Yémen s’est faite dans un contexte de guerre civile faisant près de 200 000 morts et qui a entraîné une concentration des pouvoirs au nord en prenant pour capitale la ville de Sanaa au dépend de sa rivale Aden et pour président l’ancien président du Yémen du Nord.
Tous ces clivages font que l’unification de 1990 va être mise à mal.
Dès 1994, les populations du sud cherchent à faire sécession et en réponse, le très autoritaire président Ali Abdallah Saleh ordonne à ses troupes de mater les soulèvements. L’unité du pays est conservée mais au prix d’un important traumatisme pour les populations du sud. Ainsi, le mécontentement s’installe et la contestation qui se poursuit au sud, pacifiquement, est sévèrement réprimée.
En réalité, le conflit actuel résulte davantage des événements de 2004. Le Nord du pays est alors secoué par la montée en puissance du mouvement Ansar Allah, communément appelé « houthiste », mené par Hussein Badreddine Al-Houthi. Ce mouvement vise à redonner une influence à la communauté chiite d’obédience zaïdite, écartée du pouvoir du président Saleh, ainsi qu’aux descendants du prophète Mohammed dont il se revendique.
Bien que la rébellion houthiste soit de nature zaïdite, elle a émergé initialement en tant que mouvement tribal et régional, opposé au pouvoir central et exprimant des sentiments anti-américains. L'ancien président Saleh a néanmoins exacerbé les tensions sectaires en soutenant un mouvement sunnite d'orientation salafiste dans le Nord, hostile envers les zaïdistes. Les Houthis vont alors s’engager dans une guerre depuis leur fief de Saada, pour progressivement se dégager de l’emprise du pouvoir central basé dans la capitale, Sanaa. Cette guerre fera 6000 morts et sera considérée comme les prémices du conflit actuel.
Néanmoins, le principal tournant de ce conflit reste les événements de 2011 lorsque le Yémen est secoué par une série de manifestations populaires lors des Printemps Arabes. Le président Saleh est forcé de quitter son poste, et c’est son vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi qui lui succède. Or, les Houthis profitent de la faiblesse du nouveau régime pour s’étendre et ils prennent en septembre 2014 la capitale Sanaa, bénéficiant au passage de la complicité de l’ancien président Saleh et ses alliés, principalement des militaires. Rapidement ils contrôlent une grande partie du pays, ce qui provoque le départ en mars 2015 du président Hadi qui se réfugie en Arabie Saoudite, à qui il demande son aide militaire.
Un conflit miroir des rivalités au Moyen-Orient
Depuis 2011, le facteur religieux a gagné en importance, en particulier en raison de l'implication croissante dans le conflit régional de l'Iran, une république islamique chiite, et l'Arabie saoudite, une monarchie sunnite.
L'Iran a progressivement augmenté son soutien aux rebelles houthistes dans l’idée d’un croissant chiite dont il serait le garant. Depuis 2012 par exemple, une douzaine de navires transportant des armées et du matériel militaire en provenance d’Iran ont été saisis et des dizaines d’attaques de missiles et de drones sur le territoire saoudien ont été revendiquées par les houthistes.
L’Arabie Saoudite, quant à elle, menait depuis 2009 des bombardements, affirmant agir pour empêcher l'établissement d'un régime pro-iranien à ses frontières. Ainsi, les tensions entre les deux géants de la région qui luttent pour l’hégémonie au Moyen-Orient et tentent de s’affaiblir mutuellement, se reflètent déjà depuis plusieurs années au Yémen, en prenant part aux tensions, dans un premier temps d’une manière assez indirecte.
Cependant, c’est en 2015 que l’implication des puissances étrangères prend une tout autre ampleur. En mars 2015, après le départ du président Hadi, l’Arabie Saoudite à la tête d’une coalition de pays arabes sunnites décide d’intervenir militairement et lance l’opération « tempête décisive » (الحزم عاصفة عملية). Une résolution du conseil de sécurité de l’ONU appuie cette opération et les Etats-Unis fournissent une aide. Cependant l’opération ne rencontre pas le succès escompté, pas plus que la suivante baptisée « restaurer l’espoir » (األمل إعادة عملية)
L’intervention saoudienne s’enlise, ce qui décrédibilise davantage le président Hadi et renforce le mouvement Houthistes qui a infiltré tous les rouages de l'État.
Le conflit se complexifie davantage avec le double jeu d’un des pays de la coalition : les Émirats arabes unis. Bien que théoriquement allié de l’Arabie Saoudite qui entend rétablir le pouvoir du président Hadi, les EAU soutiennent le mouvement indépendantiste sudiste, opposé au président Hadi. Ce jeu double ou du moins trouble des Émirats est lié au fait qu’ils poursuivent discrètement une stratégie d’implantation commerciale et militaire sur le golfe d’Aden et dans la corne d’Afrique. Le mouvement sudiste contrôlant le port d’Aden devient alors un allié parfait à soutenir pour servir leurs propres intérêts.
Enfin, à ces différentes forces qui s’affrontent sur le sol yéménite, s’ajoute Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), qui va profiter de l’instabilité en 2015 et 2016 pour prendre le contrôle d’une partie du territoire au sud. Mais à la suite des frappes de drones américains et à l’engagement militaire des différents partis, AQPA est désormais en perte de vitesse, même si la tentation djihadistes reste forte dans le sud du pays.
Point sur les conséquences de la guerre : la crise humanitaire
Depuis le début du conflit, les mines semées et les bombardements ont été meurtriers pour les civils et tous les partis se rendent coupables de possible crimes de guerre. En 2021, 380 000 morts étaient recensés dont plus la majeure partie liée aux épidémies ou à la famine.
En effet, loin des fronts, l’effondrement de l’état tue aussi, les prix flambes, le commerce et l’aide humanitaire sont gênés par le blocus imposé par la coalition sur la côte ouest. Ainsi, le Yémen est devenu le pays qui connaît l’une des plus graves crises humanitaires au monde avec en 2023 près de 22 millions de personnes qui auraient besoin d’une aide.
Quelles perspectives d’évolutions ?
Le 10 mars 2023 à Pékin un rapprochement historique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, dont l’antagonisme politico-religieux alimente ce conflit au Yémen a laissé entrevoir un espoir de paix pour le pays. Cette reprise des relations diplomatiques entre les deux pays semble porter ses fruits puisque dès le mois d’avril, un vaste échange de prisonniers s’est concrétisé dans le cadre d’un accord entre gouvernement saoudien, yéménite et rebelles houthistes.
Quelques jours après l'échange de prisonniers, une délégation saoudienne a quitté Sanaa avec un accord préliminaire de cessez-le-feu et la promesse de nouveaux pourparlers. Cet accord ouvrirait la voie à une période de négociations pendant laquelle tous les partis s'engageraient à négocier une solution finale. L'année précédente, une trêve avait été observée, bien qu'elle n'ait pas été officiellement reconduite après son expiration la situation est demeurée relativement calme sur le terrain. Mais pour le pays, ravagé par un conflit qui a fait plus de 400 000 morts en neuf ans, la paix est encore loin.
Enfin, depuis les attaques du Hamas du 7 Octobre 2023, les rebelles Houthis ont intensifié leurs attaques contre Israël depuis le Yémen, suscitant des inquiétudes quant à une escalade du conflit.
Cependant, les experts estiment que ce danger reste limité. Les Houthis cherchent principalement à accroître leur influence politique régionale, consolidant leur base populaire au Yémen. Les attaques contre des cibles israéliennes visent également à renforcer une position de force dans les futurs pourparlers de paix avec l'Arabie saoudite. Néanmoins, tout incident touchant des ressortissants saoudiens pourrait déclencher une riposte. Ainsi, malgré une relative accalmie au Yémen, la guerre civile persiste en tant que crise humanitaire, soulignant l'urgence d'une solution pacifique.
Conclusion :
Bien que toutes les conditions aient été réunies au Yémen pour qu’éclate cette guerre, elle n’aurait pas tant perduré sans l’ingérence des grands acteurs de la région ni sans le laisser faire des grandes puissances comme les Etats-Unis et l’Union Européenne qui pourvoient en armement les monarchies du golfe et sont dès lors accusées de complicité. Cette guerre est un conflit oublié, dont on parle peu, notamment en Occident. En effet, l’ONU dont le but est le maintien de la paix, la protection des droits de l’homme, a appuyé l’opération de 2015 de l’Arabie Saoudite. L’organisation internationale se rend donc responsable de la mort de nombreux civils yéménites innocents. De même, d’autres pays occidentaux comme les Etats-Unis ont également déployé un soutien financier aux interventions militaires et se sont, à leur tour, rendus coupables de possibles crimes de guerre. Ainsi, ils auraient participé à la catastrophe humanitaire en cours dans ce pays, et cette culpabilité tend à se faire ressentir.
BIBLOGRAPHIE :
Laurent Bonnefoy, « Yémen : comprendre la guerre », dans Études, février 2018, p. 18-28 Éditions S.E.R. – cairn.info
François Frison-Roche, « Yémen : an V, dans Politique étrangère », été 2019, p. 91-104 Éditions Institut français des relations internationales – cairn.info
Le Monde, Comprendre les origines de la guerre au Yémen, 17 avril 2015
Les clés du Moyen-Orient, Le conflit au Yémen : un conflit de proxies entre l’Iran et l’Arabie saoudite ? Un conflit complexe ravageur, Emile Bouvier, 23 septembre 2019
Les clés du Moyen-Orient, Dans le Yémen en guerre, les divisions du pays et un sectarisme grandissant alimentent le chaos, Aglaé Watrin-Herpin, 31 juillet 2017
UNICEF, Guerre au Yémen : Les enfants toujours en danger, 24 mars 2023
Les clés du Moyen-Orient, Chronologie du Yémen en guerre, Aglaé Watrin-Herpin,
08/04/2020 Libération, Récit, Au Yémen, libération de prisonniers et espoir de dialogue entre rebelles et Arabie Saoudite, 14 avril 2023
Global Citizen, Yemen once again ranked as worst humanitarian crisis in the world, JoeMcCarthy, January 9, 2023
France Info, Relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite : un rapprochement de raison qui a fait baisser les tensions dans la région, 27 mars 2023
France inter, podcast Le monde d’après : une lueur d’espoir au Yémen dans un conflit qui semble sans fin, Jean-Marc Four, 12 avril 2023
Libération, Récit, Au Yémen, libération de prisonniers et espoir de dialogue entre rebelles et Arabie Saoudite, 14 avril 2023
Podcast France culture, Pourquoi le mouvement houthiste du Yémen a-t-il déclaré la guerre à Israël ? Guillaume Erner et Franck Mermier, mardi 7 novembre 2023