L’axe de la Résistance,au coeur de la politique régionale iranienne
Article de Nael el Kihal, Janvier 2024
Le 3 janvier 2024 Hassan Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah libanais, a prononcé son troisième grand discours dans le contexte de la guerre entre le Hamas et Israël, entamée le 7 octobre 2023. Au cours de ce discours, le leader libanais a vivement condamné l'attaque, attribuée à Israël, survenue le 2 janvier 2024 contre Saleh al-Arouri, le numéro 2 du Hamas, dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah. Le lendemain de cette attaque, dans son discours, Nasrallah a exprimé son soutien au Hamas tout en menaçant de riposter contre Israël en cas de déclaration de guerre au Liban. Le Hamas et le Hezbollah s’allient puisqu’ils partagent la même hostilité envers l’État hébreu, qu'ils appellent à détruire. Ces déclarations enflammées du dirigeant libanais illustrent une réalité politique dans le contexte de la guerre en cours : l'importance de l'axe de la Résistance. Cette alliance transnationale est dirigée par l'Iran. Téhéran apporte un soutien financier et militaire, avec l’appui du corps des gardiens de la révolution iraniens, à ses alliés. Ces derniers regroupent des gouvernements tels que le régime syrien de Bachar Al-Assad, ainsi que des milices armées telles que le Hezbollah au Liban, le Hamas dans la bande de Gaza, les rebelles houthis au Yémen et des dizaines de milices irakiennes. Tous partagent une base idéologique commune fondée sur la haine de cet Occident dirigé par les États-Unis et de ses créations telles que Daech et Israël, que l’axe perçoit comme des inventions occidentales visant à fracturer le Moyen-Orient. L'axe de la Résistance s'oppose donc aux pays pro-occidentaux, comme les monarchies du Golfe considérées comme corrompues, incarnant le mal par leurs processus de normalisation avec l'État hébreu, suite aux accords d'Abraham initiés en 2020. L'axe de la Résistance s'oppose à l'axe Abraham, pour utiliser les termes d'Héloïse Fayet, composé de pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël. L'Iran et ses alliés se positionnent comme les derniers et seuls défenseurs légitimes de la cause palestinienne, qui semble être abandonnée par la majorité des pays musulmans. Ainsi, les membres de cet axe dirigé par Téhéran se revendiquent comme des résistants à travers leurs communications officielles et le nom de leurs mouvements, comme le Hamas, signifiant littéralement "Mouvement de résistance islamique" - مكرحة و ملقا ا يملسةاإ ا . L’axe de la résistance constitue ainsi une force majeure au coeur de nombreux conflits au Moyen-Orient, dirigé et soutenu par l’Iran.
Afin de mieux représenter cette alliance, j'ai créé la carte suivante illustrant les principales forces en présence. Cette carte nous permettra d'étudier les réalités actuelles de ce bloc à la lumière du conflit entre Israël et le Hamas, et sera appuyée par des explications et des analyses de cet axe. L'objectif de cet article est de simplifier une situation complexe impliquant de nombreux acteurs. Il ne vise pas à approfondir chaque acteur, mais plutôt à fournir une vue d'ensemble des forces en présence et de leurs actions au cours de la dernière décennie.
Le 7 octobre, soulèvement de cet axe de la résistance face à l’ennemi sioniste
L’opération “Déluge d'Al-Aqsa” orchestrée le 7 octobre par l'organisation palestinienne du Hamas marque un tournant dans le conflit israélo-arabe depuis 1948. Ces attaques d'une envergure inédite illustrent le regain de la lutte contre Israël en faveur de la libération de la Palestine. Cette résistance en Palestine est principalement menée depuis la bande de Gaza à travers les actions de la branche armée du Hamas, les Brigades d’Izz Al-Din Al-Qassam (environ 25 000 membres), et de ses alliés, tels que la branche armée du Jihad Islamique Palestinien, les Brigades d’Al-Qods, plus radical que le Hamas. Bien que d'obédience musulmane chiite, Téhéran apporte un soutien significatif à ces organisations islamiques sunnites. Près de 100 millions de dollars sont alloués annuellement à ces organisations par l'Iran, selon le département d'État américain. L'Iran fournit également un soutien militaire conséquent, notamment avec de nombreux missiles permettant de cibler les positions israéliennes. Cependant, l'idéologie sunnite islamique du Hamas a créé des tensions avec l'Iran, notamment en raison de leur soutien à Daech, une organisation islamique sunnite, alors que des milices chiites soutenues par Téhéran les combattaient activement en Syrie et en Irak.
Les opérations du Hamas bénéficient également du soutien du Hezbollah libanais, leur allié, qui harcèle les positions israéliennes dans le nord. Le Hezbollah participe à l’ouverture d’un second front de tension à sa frontière pour affaiblir Tsahal. Cette milice chiite libanaise envoie de nombreux missiles depuis ses positions dans le sud du Liban. Comptant environ 50 000 soldats d’après les estimations, le Hezbollah constitue un atout majeur pour l'Iran, qui soutient cette organisation depuis sa création en 1982. Dès les débuts de la milice, l'Iran a dépêché des conseillers militaires de la Force Al-Qods pour former les combattants libanais à la résistance islamique. Aujourd'hui, ils reçoivent de nombreuses armes iraniennes, notamment des missiles (plus de 100 000 selon les différents rapports), qui sont ensuite dirigés vers Israël. L'Iran fournit également un soutien financier conséquent, estimé à approximativement 500 millions de dollars par an. Actuellement, le Hezbollah se positionne comme l'un des soutiens iraniens les plus efficaces, comme évoqué dans mon enquête de terrain sur le Hezbollah, en s'engageant dans la défense de cet axe sur divers fronts, tels que la Syrie et le Yémen, où Nasrallah envoie de nombreux conseillers militaires et soldats. Le Yémen est effectivement un terrain d'action pour l'axe de la Résistance, en particulier depuis le 7 octobre. Dans le contexte du conflit avec Israël, les rebelles chiites Houthistes (près de 200 000 combattants) du groupe Ansar Allah participent aux efforts de guerre aux côtés du Hamas et du Hezbollah. Depuis le début de la guerre, ils ont lancé des attaques avec des drones et des tirs de missiles contre de nombreux navires commerciaux occidentaux et israéliens dans le détroit de Bab El Mandeb, entre la mer Rouge et le golfe d'Aden. Ces rebelles, constituant une menace pour le trafic maritime mondial, reçoivent le soutien de l'Iran dans son conflit par procuration avec l'Arabie saoudite. Les Houthis ne sont pas une création iranienne, mais ils se sont alliés à Téhéran en raison d'intérêts convergents. L'Iran les soutient dans leur insurrection au Yémen, et en échange, ils mènent des attaques contre les ennemis iraniens tels que l'Arabie saoudite et Israël. Le 7 octobre illustre ainsi la convergence des luttes des acteurs de l'axe de la Résistance, du Hamas au Hezbollah en passant par les Houthis, contre leur ennemi israélien.
Un axe servant les intérêts Iraniens
L'axe de la Résistance constitue un instrument idéal pour la politique régionale iranienne. L'Iran évite de s'impliquer directement afin de ne pas se retrouver pris dans un conflit de haute intensité avec Israël et son allié américain. Cette alliance lui permet ainsi de compter sur ses alliés pour étendre son influence, particulièrement dans sa lutte hégémonique régionale face à Riyad. Cet axe permet d'imposer le hard power iranien grâce à des présences militaires et l'influence du soft power, notamment par la religion chiite. De plus, la création de cette alliance, de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas, facilite la mise en place d'un corridor stratégique menant aux rives méditerranéennes, renforçant ainsi l'expansion iranienne. Enfin, cet axe assure la protection des intérêts iraniens. Le régime des mollahs évolue dans un environnement instable depuis des décennies, comme le souligne Thierry Colville6. Afin de pallier cela, l'Iran estime nécessaire de créer un glacis stratégique composé d'États et de forces armées en dehors de son territoire. Ces forces armées permettent de défendre le territoire et d'empêcher toute menace de toucher les frontières iraniennes. Ainsi, Téhéran mise sur ces nombreuses milices prêtes à se battre sous l'idéologie du chiisme révolutionnaire, incarnée par la figure religieuse mythique du martyr Hussein.
Pour garantir la pérennité de cet axe, l'Iran a d'abord cherché, depuis les années de Saddam Hussein, à déstabiliser l'Irak afin d'y établir un régime satellite. Cela a été rendu possible par la chute de Saddam et l'intervention américaine, qui a laissé Bagdad sous le contrôle de Téhéran et du clergé chiite. Les religieux chiites ont joué un rôle déterminant dans la tentative de formation d'un État irakien, satellite de l'Iran. C'est notamment le cas à la suite de la fatwa lancée par l’ayatollah chiite Al Sistani en 2014 contre Daech en Irak. Il a appelé tous les chiites à se mobiliser contre la présence de l'organisation islamiste sunnite, menaçant alors les villes saintes chiites irakiennes telles que Nadjaf et Kerbala. À la suite de cet appel, des dizaines de milices se sont regroupées sous le groupe Al Hachd Al Chaabi, composé principalement de milices chiites comme l'organisation Badr (près de 20 000 hommes), mais aussi de minorités religieuses telles que les chrétiens assyriens des Brigades de Jésus fils de Dieu et de Marie (membres des brigades de l'Imam Ali). Ils sont près de 150 000 miliciens engagés pour défendre l'Irak contre Daech, soutenus également par d'autres forces de l'axe de la Résistance. Le Hezbollah, par exemple, envoie des conseillers et des soldats aux côtés des forces iraniennes et des Gardiens de la Révolution iraniens pour former et encadrer ces milices. À la suite de la victoire face à Daech en 2017, l'Iran poussa à la création d'un État irakien aligné sur ses positions en soutenant les milices chiites.
Dans cette perspective de sécuriser ce corridor stratégique, Téhéran a déployé des moyens considérables pour empêcher la chute de son allié historique syrien. En effet, la guerre civile initiée en 2011 a fragilisé le pouvoir de Bachar Al-Assad. La chute du régime alaouite aurait laissé davantage de champ libre au groupe islamique sunnite Daech, constituant une grande menace pour les chiites de la région. Ainsi, l'axe de la Résistance s'est mobilisé pour soutenir les 175 000 soldats de l'armée syrienne. Le gouvernement Al-Assad bénéficiait au plus fort en 2015 du soutien de près de 100 000 miliciens, dont environ 10 000 soldats du Hezbollah libanais depuis 2013, apportant leur expertise dans le combat urbain. Le Hezbollah compte d'ailleurs grandement sur son allié syrien, car la milice libanaise entrepose une partie de son armement lourd, comprenant notamment une partie de ses 75 chars soviétiques des modèles T72, 762 et T55, sur le sol syrien. Toutes ces forces armées en Syrie sont formées et conseillées par la Force Al-Qods iranienne. Sans l'intervention de ces groupes armés et le soutien russe, le gouvernement d'Al-Assad aurait probablement chuté, entraînant une fragilisation de l'alliance.
Un axe en péril ?
Le 7 octobre a certainement remis en lumière cet axe de la Résistance, cependant, il présente des vulnérabilités. L'influence de l'Iran semble décliner sur plusieurs fronts depuis quelque temps. Cela est principalement dû à la crise économique frappant l'économie iranienne en raison des sanctions internationales. Ces sanctions entravent les possibilités de financement des divers mouvements de l'axe par l'Iran. Ces mouvements ont compris il y a quelques années déjà qu'ils devaient diversifier leurs sources de revenus, à l'instar du Hezbollah. Celui-ci s'est ainsi enraciné dans le paysage et l'économie libanaise, lui permettant de réduire sa dépendance financière à l'égard de l'Iran. Le Hezbollah peut ainsi adopter des positions divergentes de celles de Téhéran. Cette diminution de la puissance financière iranienne fragilise donc son influence. De plus, l'emprise politique de l'Iran connaît des revers. Historiquement, l'Iran n'a jamais réussi à exporter son modèle de république islamique à travers sa révolution, aucun pays n'adoptant un tel système. Aujourd'hui, l'Iran subit également des revers, comme le cas des élections législatives irakiennes de 2021. Le mouvement sadriste de Moqtada al-Sadr, s'opposant à l'influence iranienne, est arrivé en tête des élections. Cette élection marque une défaite de l'influence iranienne, qui comptait sur ces élections pour consolider son emprise sur Bagdad.
Enfin, l'effritement de l'axe de la Résistance pourrait provenir au sein même de la classe politique iranienne. Cette doctrine régionale est principalement partagée par la frange radicale iranienne qui souhaite lutter contre la présence américaine et israélienne. Cette composante de la classe politique iranienne a été représentée sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) et, depuis 2021, avec le nouveau président, Ebrahim Raïssi. Tous deux se caractérisent par une approche radicale des relations internationales iraniennes, reposant sur l'axe de la Résistance. En opposition à eux, une approche plus pragmatique de la position iranienne se manifeste, entre accords diplomatiques et rapprochements avec l'Occident. Ce pragmatisme a été initié par le président Hachemi Rafsandjani (1989-1997), qui a favorisé des rapprochements avec le Golfe et l'Europe. D'autres présidents ont suivi cette voie, comme le président Mohammed Khatami (1997-2005), qui avait proposé une aide aux États-Unis dans la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre. Cependant, Washington n'a jamais répondu à cette proposition. Une partie de la classe dirigeante iranienne est prête à conclure des accords avec leur ennemi officiel américain par pur pragmatisme politique, comme cela a été le cas sous le mandat d'Hassan Rohani (2013-2021). Sa politique de rapprochement a conduit à la signature des accords de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien. Cependant, Trump a rompu ces accords en 2018, rétablissant une période de tension alors que des efforts de rapprochement étaient en cours. Les États-Unis ont ainsi leur part de responsabilité dans la posture radicale adoptée par l’Iran en les assignant à cette catégorisation de puissance agressive en refusant les mains tendues de Téhéran et brisant des accords diplomatiques.
Il ne faut donc pas réduire l'Iran uniquement à une puissance belliqueuse cherchant à exporter sa révolution par le biais de l'axe de la Résistance, mais plutôt considérer l'Iran comme un acteur frappé de divergences politiques entre radicalisme et pragmatisme dans ses relations extérieures.
Principales sources :
- Papin, Delphine. « L’axe de la résistance iranien » , France Culture. 9 décembre 2023. En ligne : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-cartes-en-mouvement/l-axe-de-la-resistance-irani en-6646648
- Coville, Thierry. L’Iran, une puissance en mouvement. Paris : Éditions Eyrolles. 2022.
- Louër, Laurence. Chiisme et politique au Moyen-Orient : Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe. Paris : Autrement. 2008
- Fayet, Héloïse. « AXE ABRAHAM » VS « AXE DE LA RÉSISTANCE » IRIS. Octobre 2022. https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/10/Asia-Focus-185.pdf [consulté le 2/01/2024]
- Filiu, Jean-Pierre, et al. Histoire du Moyen-Orient : de 395 à nos jours. [Postface inédite de 2023]. Paris : Éditions Points. 2023.
- https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/dems/axe_de_la_resistance.pdf
Donnés chiffrés :
Atlas stratégique 2022 de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) https://fmes-france.org/latlas-strategique-de-la-mediterranee-et-du-moyen-orient/