Les Hazaras : conflit ethnique et religieux en Afghanistan
Novembre 2024, Ella Aslı Kiremitçi
Introduction
Comptant plus de 14 groupes, dont les Pachtounes, les Tadjiks, les Hazaras et les Ouzbeks, l’Afghanistan s’affirme comme une mosaïque ethnique et religieuse. Comme expliqué par Olivier Roy, la notion d’ethnie y est toutefois floue et ambiguë, laissant place à l’emploi du terme de “qawm”, désignant un groupe de solidarité allant de l’ethnie au social, se définissant par des liens de parenté ou bien par des liens plus larges. Durant la période de la monarchie, la Constitution de 1964 ne distingue aucune différence ethnique, considérant tous les citoyens comme “Afghans” en leur accordant les mêmes droits constitutionnels. Elle reconnaissait, néanmoins, l’islam hanéfite comme religion officielle, prônant, en apparence, une unification du pays, mais omettant toute reconnaissance de la minorité chiite du pays, allant des imamites hazaras aux ismaélites badakhshanis.
Longtemps marginalisés, les Hazaras se distinguent par leur appartenance au chiisme, une confession qui se heurte aux réticences d’une majorité sunnite au sein du pays. Ils se répartissent surtout dans le centre du pays, “des montagnes à l’ouest de Kaboul jusqu’aux plaines de la province de Ghor”, territoire communément appelé le Hazarajat. Présentant des traits d’origine mongole ainsi que le dari (persan afghan) comme langue, les Hazaras, signifiant millier en persan, ont souvent été la cible de discriminations, massacres, et déportations.
La révolution de 1978 marque un tournant pour l’Afghanistan. Soutenu par l’Union soviétique, cette révolution instaure un gouvernement communiste issu du Parti démocratique populaire d’Afghanistan, engendrant une palette de changements sociaux et économiques dans tout le pays. Ce putsch retentit également dans les esprits des groupes ethniques et religieux de par le bouleversement des structures traditionnelles du pays, laissant une opportunité de mobilisation politique aux Hazaras. Nous pouvons dès lors être amenés à nous poser la question suivante : Dans quelle mesure le contexte politique complexe établi à partir de la révolution de 1978 a permis aux Hazaras de progresser vers leur quête de reconnaissance et de sécurité ?
Pour cela, après avoir mis en exergue la révolution de 1978 comme tournant pour un Afghanistan multiconfessionnel et multiethnique, nous étudierons l’émancipation culturelle et la réorientation politique des Hazaras sous l’occupation soviétique. Enfin, nous examinerons les relations qu’entretiennent les talibans sunnites avec cette communauté chiite.
I. La révolution de 1978 : un tournant pour l’Afghanistan multiconfessionnel et multiethnique
A) Contexte historique de la révolution de 1978
D’après Olivier Roy, le sujet des relations ethniques était omis des considérations politiques jusqu’aux années 1960 en raison de l’absence de partis politiques et d’idéologies structurées. Le pouvoir politique était entre les mains des Pachtounes “qui redistribuaient le pouvoir au sein des groupes ethniques locaux”. Mais dès la période de la monarchie constitutionnelle (1963-1973), l'apparition de clivages idéologiques et l’avènement de partis politiques engendrent une politisation de la scène publique, davantage exacerbée par la révolution communiste de 1978.
La Révolution de Saur, du 28 avril 1978, a permis au Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA) de prendre le pouvoir en renversant le régime républicain du général Daoud Khan, qui avait lui-même mis fin à la monarchie constitutionnelle cinq ans plus tôt. Ce dernier fut finalement exécuté avec sa famille par les partisans communistes. Ensuite, Nour Mohammad Taraki devint président, Premier ministre et secrétaire général du PDPA le 1er mai, pour souligner la symbolique de la journée internationale des travailleurs. Le pays prit dès lors le statut de la “République démocratique d'Afghanistan”, alors qu’il s’agissait plutôt d’un régime autoritaire qui entretenait des relations, plus que cordiales, avec Moscou. Ces nombreuses lois et réformes des mœurs bousculèrent les religieux ainsi que les paysans, entraînant une atmosphère de rébellion généralisée dans tout le pays.
Selon Giorgio Vercellin dans Le fait ethnique dans les politiques des États iranien et afghan, le PDPA avait introduit la question de la “mosaïque ethnique” dès 1965 dans son programme. Cela devint encore plus évident après 1978 lorsque les droits des minorités devinrent un point crucial des Principes fondamentaux de la RDA, suivant l’exemple soviétique pour l’autodétermination des peuples. Cependant, alors que le gouvernement de Kaboul prônait le soutien de leurs droits, les forces politiques afghanes n’adressèrent pas de propositions concrètes les concernant.
B) Les échos de la révolution chez les communautés ethniques et religieuses
Dès le mois d’avril où eut lieu le putsch, la persécution des opposants devint une réalité grave. Dans Ethnicity and National Liberation: The Afghan Hazara Between Resistance and Civil War, Jan-Heeren Grevemeyer explique que les réformes du gouvernement, qui ciblaient surtout le clergé et les grands propriétaires, avaient été annoncées à travers une vaste utilisation de la propagande. Dès l’été de 1978, des “révoltes sporadiques” prirent place, présageant une escalade d’une toute autre ampleur. L’élite cléricale Hazara craignait la mise en vigueur d’une toute nouvelle forme de discrimination après avoir été témoin d’une répression violente des groupes d’opposition.
Après l’arrestation de nombreux chefs religieux, suivie des révoltes de Kunar, Nurestan, Badakhshan et Herat, le gouvernement s'affirma comme gardien de leur révolution en œuvrant à la suppression de toute opposition politique. L’appartenance des Hazaras au chiisme était perçue comme une menace distincte aux yeux du gouvernement communiste. Alors que le régime défendait une modernisation à travers des réformes agraires et des droits sociaux, les revendications des Hazaras étaient ignorées. À Kaboul, c’était le début d’une persécution systématique, de massacres ainsi que de déplacements massifs, ciblant surtout les Hazaras qui décidèrent de prendre part à la résistance.
II. Les Hazaras suite à l’invasion soviétique : “émancipation culturelle et réorientation politique”
A) Entre résistance et guerre civile
“Les Hazaras, en guerre dès le printemps 1979, ont rejoint la résistance en bloc : c’est chez eux que le concept d’ethnie, assimilée à une quasi-nation (mellat), est le plus fort”, déclare Olivier Roy dans Ethnies et appartenances politiques en Afghanistan. En effet, comme l'a montré la résistance à l’occupation soviétique, les différentes ethnies ont manifesté des différences dans leurs allégeances politiques. Alors que les Pashtun des zones tribales soutiennent majoritairement des partis islamistes, les Tadjiks étaient plus enclins à soutenir les mouvements de résistance progressistes. Les Hazaras sont parmi les premiers à avoir rejoint la résistance. Néanmoins, pour Giorgio Vercellin, les soulèvements qui avaient lieu dans le Pandjchir, le Nouristan et les Hazarajat étaient davantage des révoltes contre le “pouvoir central pachtoun de Kaboul” que des luttes de libération contre les Soviétiques. Il explique que de telles rébellions étaient déjà d’actualité, notamment en 1920, avec la révolte des Hazaras contre le souverain de Kaboul dans le Hazarajat.
Jan-Heeren Grevemeyer souligne que les Occidentaux ont pris du temps à se rendre compte de la situation politique de 1978-1979 au Hazarajat. C’est à travers des rapports publiés par des Hazaras liés aux activités de “Shura-ye farhangi-ye mojahedin-e eslami-ye afghanestan” (Quetta) et de son “chef intellectuel Mohammad Essa Gharjestani” qu’il a pu mettre en place une chronologie des événements. Dès les mois de mars et avril, les habitants, en suivant leurs leaders, allant des séculaires aux religieux, ont réussi à s’organiser avec des villages voisins afin d’attaquer un bâtiment administratif. Munis de vieux fusils, de gourdins et de couteaux, et n’ayant aucune connaissance de ce qui se déroulait ailleurs, ils réussirent à prendre le contrôle de la région en quelques jours.
Les Hazaras chantaient les slogans “liberté pour le pays” ainsi que “pour défendre notre Coran et l’Islam”. Le gouvernement central avait envoyé des hélicoptères, des tanks et des troupes afin de contrer les rebelles. Cependant, après s’être réorganisés, les rebelles ont pu répondre et libérer le Hazarajat. Après ce succès, des dignitaires ont initié l’unification des groupes révolutionnaires. À l'issue d’une réunion réunissant 1 200 délégués venant du Hazarajat, le Conseil révolutionnaire pour l’unité islamique a vu le jour.
B) Influence iranienne et divisions internes : impact de la guerre civile sur la résistance et la population hazara
D’après Amnesty International, l’Afghanistan devient pendant dix ans le champ de bataille des forces externes de la guerre froide, déchirées entre les “troupes gouvernementales afghanes et soviétiques” qui luttaient contre les rebelles islamistes soutenus par les Etats-Unis, leurs alliés européens, l’Arabie Saoudite, le Pakistan et l’Iran. Alors que la révolution afghane a entraîné dans un premier temps la création d’une résistance unie, les divisions internes apparurent, notamment au sein des Hazaras influencés et soutenus par l’Iran révolutionnaire. Cette dernière a davantage exacerbé la polarisation au sein de la société Hazara. Les groupes comme Nasr et Sepah ont renforcé un fondamentalisme islamique d’influence iranienne, défiant le Conseil révolutionnaire et incitant une forme de violence, notamment envers des figures séculaires et sunnites. Ces deux groupes, formés à l'effigie des gardiens révolutionnaires en Iran, ont pris le contrôle d’une importante région Hazara et ont défendu un Etat islamique, rejetant toute forme de démocratie ou d’influence occidentale. Cependant, certains groupes de rebelles Hazaras résistaient au modèle autoritaire d’Iran et prônaient des idéaux nationalistes pour l’Afghanistan. En ce sens, comme l’affirme Olivier Roy : “Les Shiites Hazara ignorent les partis de Peshawar et forment leurs propres organisations qui seront déchirées entre pro- et anti-khomeynistes.”
Cette fracture au sein de la résistance Hazara peut se résumer ainsi : d’une part, ceux qui défendent l’autonomie du Hazarajat au sein d’un Etat islamique fédéral, d’autre part, ceux qui défendent un fondamentalisme islamique et un Etat religieux centralisé sous la gouvernance d’un pouvoir autoritaire. Cela a entraîné l’avènement d’un conflit civil dès 1982 et l’influence croissante du Nasr et du Sepah, qui, d’après Jan-Heeren Grevemeyer, a marqué un changement de paradigme, d’une résistance anti-Soviet à un conflit interne dans un Afghanistan marqué par une fracture politique. Olivier Roy, lors de son voyage au Hazarajat en 1982, a pu constater que “le Hazarajat a, cet été-là, traversé une crise politique sans précédent... Une véritable guerre civile s'est développée.”
III. Une reconfiguration du pouvoir : les communautés Hazaras face aux talibans
A) De la prise de pouvoir des talibans jusqu’à leur chute en 2001
1989 marque le retrait soviétique et, en 1992, la fin du gouvernement communiste en Afghanistan suite à des combats entre les forces gouvernementales et l’opposition. Toutefois, ce n'est pas une atmosphère de paix, mais des affrontements pour le contrôle du pays et des institutions administratives qui prirent place entre les groupes de moudjahidins dispersés. Instable et faible, le pouvoir politique, malgré la mise en place d’un gouvernement de coalition, a succombé à l’anarchie. Les talibans, “nouvelle force politique et militaire”, font leur entrée sur la scène politique dès la toute fin de 1994. Prônant la délivrance de l’Afghanistan des “groupes de moudjahidins corrompus”, les talibans ont entrepris la conquête des territoires afghans.
D’après Amnesty International, malgré la communication d’un “massacre délibéré et systématique de milliers de civils Hazaras par les talibans” en 1998, la presse n’était plus autorisée “à se rendre dans les régions où des atteintes aux droits humains avaient été commises”. La vérité n'est pas longtemps cachée. Les talibans sunnites considèrent les Hazaras chiites comme étant hérétiques. Les révélations montrent que les talibans pénétraient chez les Hazaras et effectuaient des tueries massives, allant du vieillard jusqu’à l’enfant. Les non-Hazaras attrapés par les talibans étaient relâchés tandis que les nombreux prisonniers, majoritairement non-pachtounes et Hazaras, subissaient de la torture et étaient exécutés, comme l’illustrent les exécutions qui ont eu lieu pendant la nuit dans des champs près de Mazar-e Sharif et Shibarghan. Les anciens prisonniers des talibans expliquent qu’il n’y avait aucune distinction entre combattant et civil une fois arrêtés. Les combats à Bamiyan en sont un parfait exemple. En 1999, les talibans ont pris le contrôle de la région au détriment des forces du Hezb-e Wahdat (Parti de l'unité) qui étaient soutenues par les Hazaras. Les plus chanceux des Hazaras ont pris la fuite vers les montagnes tandis que ceux restés sur place, notamment les personnes âgées, ne pouvant fuir, ont été massacrés de façon systématique par les talibans.
Après l’invasion des Etats-Unis et de leurs alliés en 2001, les talibans ont rapidement perdu le contrôle de l’Afghanistan. Cette intervention a conduit à la chute du régime des talibans et à la mise en place d’un gouvernement de transition, marquant une nouvelle ère politique. Cette parenthèse a été particulièrement cruciale pour les Hazaras qui ont, dès lors, pu bénéficier d’une relative sécurité, de la fin des persécutions, d’un accroissement de leur participation politique ainsi que d’un développement économique et social.
B) Retour des talibans et départ des troupes américaines : exclusion sociale et vulnérabilité accrue des Hazaras
Le retour des talibans et le départ des troupes américaines d’Afghanistan en 2021 marquent la fin des vingt années de présence internationale. En effet, avec l’accord signé entre les Etats-Unis et les talibans en 2020, d’après lequel les forces américaines doivent quitter le territoire afghan si les talibans s’engagent à ne pas permettre l’utilisation du pays comme base d’opérations terroristes, les talibans ont vite repris le contrôle du pays en l’espace de seulement quelques semaines. Depuis, les talibans ainsi que d’autres groupes terroristes sunnites comme Daech ont entrepris des attentats meurtriers contre la communauté chiite Hazara. En plein cœur de la capitale, en 2022, dans le quartier de Dasht-e-Barchi à majorité musulmane chiite où vit la communauté Hazara, 35 personnes ont été victimes d’un attentat suicide, "dans un centre éducatif de Kaboul accueillant des étudiants", d’après un bilan publié par les Nations unies.
Même après le départ des troupes américaines, les talibans ont continué à s’adonner aux persécutions des Hazaras qui subissent ainsi le même sort que les chrétiens en Afghanistan, considérés comme individus mécréants. D’après le vice-président de la Commission/haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, 397 Hazaras auraient été tués. De surcroît, le fondateur de l’association culturelle afghane en Italie, Qorbanali Esmaeli, a dénoncé une redistribution inégale des différentes aides étrangères envoyées en Afghanistan, une redistribution qui exclurait totalement la population Hazara, allant à l’encontre des communications des talibans qui prônent de mettre en place un gouvernement “inclusif”. Au contraire, il est question d’une “crainte accrue de persécutions religieuses et d’exécutions extrajudiciaires”.
Conclusion
La mosaïque culturelle de l’Afghanistan laisse entrevoir un terrain de tensions et de marginalisations accrues pour certaines communautés ethniques et religieuses, notamment pour les Hazaras dont la discrimination est inscrite sur une longue histoire. Leur trajectoire est synonyme de lutte incessante pour la reconnaissance et la sécurité. La révolution de 1978 ainsi que l’invasion soviétique représentent des moments cruciaux pour la nature politique de l’engagement des Hazaras, défendant leurs droits contre un pouvoir central oppressif. Cependant, les promesses non tenues du régime communiste, les divisions internes, les influences étrangères ainsi que les persécutions systématiques ont entravé leur quête de droits et d’autonomie en exacerbant leur vulnérabilité. Depuis le retour des talibans au pouvoir, la situation des Hazaras a été marquée par des tensions ethniques et religieuses et des massacres d’envergure. En raison de leur exclusion politique et sociale, leur avenir reste pour le moment ancré dans une plus grande incertitude et vulnérabilité.
Bibliographie
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