En quoi l’échec du panarabisme a permis à l’islamisme radical de s’implanter au sein des pays arabes ?
Article de Nassim El Amri. Écrit en décembre 2023
Comprendre le panarabisme :
Il nous faut, en premier lieu, nous entendre sur la notion de panarabisme, discutée encore aujourd’hui par les différents entre les partis Baa’th (Renaissance), qui ne semblent pas adhérer à une approche doctrinaire stricte. En effet, celle-ci varie en fonction de plus au moins de socialisme, de régionalisme ou bien d’importance accordée aux “non-arabes”. Il y a tout de même un paramètre central et consensuel pour ces mouvements : celui de penser la nation arabe. Nous nous baserons alors sur cette citation de Michel Aflaq, un des idéologues et penseurs principaux du panarabisme politique : « Notre objectif est clair et il ne souffre aucune ambiguïté : une seule nation arabe, de l’Atlantique au Golfe. Les Arabes forment une seule nation ayant le droit imprescriptible de vivre dans un Etat libre. Les moyens de la résurrection sont les suivants : l’unité, la liberté, le socialisme. »
Ce mouvement dit panarabiste, trouve ses racines dans un contexte très particulier, qu’il est nécessaire de rappeler afin de montrer comment cette idéologie a pu introduire le corps social arabe. D’abord, ce mouvement a émergé comme réaction doctrinale à l'impérialisme européen et à la décomposition de l'Empire ottoman. Les Arabes, sous domination ottomane puis coloniale, aspiraient à l'indépendance et à l'autonomie politique, eux qui n’avaient plus été unis depuis la première partie du Califat des Abbassides. La décolonisation progressive et entamée au 20e siècle, a créé des états qui fondamentalement n’avaient pas de sens pour les populations. La création des nations modernes du Moyen-Orient et le tracé de leurs frontières, a souvent été décrit comme ayant été fait "au crayon", correspondant en grande partie au résultat des actions et des accords diplomatiques des puissances coloniales, principalement la Grande-Bretagne et la France, au début du XXe siècle. En effet, si avant la Première Guerre mondiale, la plupart du Moyen-Orient faisait partie de l'Empire ottoman, le déclin de cet empire a créé un vide politique que les puissances européennes étaient désireuses de remplir. Les Britanniques et les Français cherchaient à affaiblir l'Empire ottoman, ont encouragé les soulèvements arabes contre les Ottomans, promettant en échange le soutien à l'indépendance arabe. Les Accords Sykes-Picot de 1916, prévoyait le partage de vastes régions du Moyen-Orient entre les deux puissances, avec un tracé des frontières défini qui ne tenait pas compte des réalités ethniques, culturelles ou historiques de la région. Elles ont été tracées de manière arbitraire, souvent sans égard pour les populations locales. Un des exemple les plus criants, a été celui de la monarchie hachémite d’Irak, une création artificielle dans la mesure où elle a été établie sous l'égide britannique, avec peu de considération pour les structures politiques et sociales préexistantes en Irak. En 1921, Faisal bin Hussein, qui faisait partie de la famille hachémite de La Mecque, descendant du prophète et qui avait été un leader clé de la révolte arabe contre les Ottomans, a été installé comme roi d'Irak par les Britanniques. Cette décision a été prise après une série de consultations et de conseils britanniques, notamment par Gertrude Bell, une figure influente de l'administration coloniale britannique qui a procédé aux tractations. Bien que les Britanniques aient organisé un plébiscite pour légitimer le règne de Faisal, le processus a été largement contrôlé et influencé, et il n'a pas reflété une véritable expression de la volonté populaire irakienne, étant plutôt inquiétés par des enjeux d’exploitation pétrolière. A travers cet exemple, on note bien que chez les arabes, il y a une impression de destin volé, eux qui avaient été au Moyen-Age au sommet des sciences et de la philosophie, les voilà relégués au rang de colonies et de mandats. Le colonialisme a en quelque sorte passé sous silence les volontés arabes, en créant des états artificiels post-coloniaux qui n’étaient pas issus de la volonté de la Nation Arabe.
C’est là que le panarabisme joue son rôle clé, celui d’un désangoissement, à la manière du philosophe allemand Hidegger, pour donner un sens, une voix, un projet politique à cette nation arabe qui avait tant en commun, mais qui fut flouée par la colonisation. En cela, nous pouvons nous appuyer directement sur la définition d’une nation, soit un peuple d’une culture commune, qui aspire à un projet politique en commun. En tout cas, c’est bien en tant que projet politique commun, que les doctrinaires du mouvement panarabiste voyaient le futur. Sati' al-Husri (1880-1968) est souvent considéré comme le père idéologique du panarabisme par exemple. Il a joué un rôle crucial dans la formulation de l'idéologie panarabe, en mettant l'accent sur la langue et la culture arabes comme fondements de l'unité nationale. Al-Husri a insisté sur l'importance de l'éducation dans la formation d'une conscience nationale arabe et a promu l'idée que tous les arabophones constituent une seule nation. La seconde génération de doctrinaires était elle plus politisée. Michel Aflaq(1910-1989), déjà vu précédemment, est un intellectuel syrien chrétien, l'un des fondateurs du parti Baas, qui a joué un rôle central dans la politique de plusieurs pays arabes. Aflaq a combiné le nationalisme arabe avec des éléments du socialisme, insistant sur la libération arabe du colonialisme et la nécessité d'une renaissance culturelle et politique arabe. Zaki al-Arsuzi (1899-1968) un autre fondateur du parti Baas, a été une figure influente dans le développement de la pensée panarabe. Il a mis l'accent sur l'arabisme comme une idéologie distincte et a rejeté les influences occidentales, promouvant une forme de socialisme arabe. Enfin, bien que cette figure emblématique ne soit pas un théoricien au sens strict, le président égyptien Nasser a été une figure emblématique du panarabisme dans la pratique politique. Nasser a promu l'unité arabe, le socialisme et le non-alignement pendant la Guerre Froide. Sa nationalisation du canal de Suez et son rôle dans la création de la République Arabe Unie, une union éphémère entre l'Égypte et la Syrie sur laquelle nous reviendrons, sont des exemples de ses efforts panarabes. Pour la population arabe, il est la figure qui symbolise ce progrès social, cette foi en l’avenir, cette lutte contre les impérialismes qui allait unir les arabes sous le même drapeau et enfin achever cette "Nahda", comme un moyen de surmonter le colonialisme et de réaliser l'unité arabe.
Les Échecs du Panarabisme :
Si le panarabisme a pris au sein des élites politiques, les conflits avec Israël ont été un facteur majeur dans l'évolution du panarabisme. La Guerre des Six Jours en 1967 a été un tournant. Les armées de l'Égypte, de la Jordanie et de la Syrie, unies contre Israël, ont subi une défaite écrasante. Cet événement a non seulement démontré les limites militaires des pays arabes face à Israël, mais a aussi miné l'idée d'une unité arabe, en exposant les faiblesses et les divisions internes. Les divergences politiques et idéologiques entre les différents régimes arabes, comme entre l'Égypte de Nasser, socialiste et panarabe, et les monarchies du Golfe, plus conservatrices, ont empêché une véritable unité d'action. La guerre du Yom Kippour en 1973, bien qu'elle ait vu une meilleure coordination entre l'Égypte et la Syrie, a également mis en évidence ces fissures, avec une absence notable de soutien de certains pays arabes. Les Palestiniens, tiennent aussi leur part de responsabilité dans la désagrégation du mouvement panarabe, notamment à la veille de Septembre Noir ou encore de la guerre civile au Liban, à cause de leur stratégie de “l’état dans l’état” pronée par Yasser Arafat, chef de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine).
Qui plus est, à cette scission stratégique et militaire, s’est superposée une scission idéologique. En effet, le parti Baas, qui peut être considéré comme l’organe structurant du panarabisme le plus efficace, était composé d’une direction régionale comme celle d’Irak et de la Syrie, ainsi que d’une direction nationale, à l’échelle de toute la “Nation Arabe”. Or, après le coup d'État de 1966 en Syrie, le Parti Baas s'est divisé en deux factions distinctes, marquant une scission idéologique profonde. Le Parti Baas syrien, sous la direction d'Al-Assad, reconnaissait Zaki al-Arzouzi comme le seul théoricien du baasisme, tandis que le Parti Baas irakien, sous Saddam Hussein, soutenait Michel Aflak et Salah Eddine Bitar comme théoriciens légitimes. Ce schisme idéologique a donné naissance à deux mouvements séparés et bien plus centrés sur des nationalismes locaux : l’assadisme en Syrie et le saddamisme. Hafez Al-Assad a créé une forme de baasisme personnalisé, l’Assadiyah,cette idéologie a mis en avant le rôle de leadership de la famille Assad et a développé le régime syrien de manière hautement personnaliste. Dans ce système, le parti Baas a été utilisé pour contrôler divers aspects de la société syrienne, y compris les sphères politique, sociale, économique, culturelle, éducative et religieuse, afin de préserver l'emprise de la famille Assad sur le pouvoir. Le Saddamisme, la version irakienne du baasisme développée par Saddam Hussein, se caractérise par un nationalisme irakien fort et un monde arabe centré sur l'Irak. Cette idéologie était militariste, traitant les conflits politiques comme des batailles militaires. Elle rejetait le discours politique nassérien, appelant les pays arabes à combattre de toutes leurs forces l’islamisme. Saddam Hussein a cherché à lier l'ancienne civilisation babylonienne et assyrienne en Irak avec le nationalisme arabe, affirmant que les Babyloniens et les Assyriens étaient les ancêtres des Arabes, ce qui n’a pas plu du tout aux directions du Parti Baas.
Ce manque de solidarité couplé à un vide de cohérence idéologique, a créé un manque d'ancrage concret au sein des populations arabes. Bien que populaire dans les discours politiques, il n'a souvent pas répondu aux besoins et préoccupations locaux. L'échec de l'Union des Républiques Arabes, une tentative de fusion entre l'Égypte, la Syrie et la Libye en 1972, illustre ce décalage entre les ambitions idéologiques des dirigeants et la réalité des sentiments populaires. Le panarabisme n’a donc pas seulement échoué à cause d'Israël, mais aussi à cause des divergences idéologiques et d'intérêts locaux. Dénuée d’idéologie guidant la “Nation”, c’est l’idée de Nahda elle même qui se trouve menacée, car la population arabe, perd foi en une possible renaissance, avortée par les conflits avec Israël, une incompétence des politiques et une lutte interne intestine, qui brise de l’intérieur toute tentative d’union effective.
La montée de l'islamisme radical :
Pendant que le panarabisme dominait la scène arabe, tout du moins en apparence, une autre idéologie commence à imprégner le corps social arabe, mais celle-ci est bien plus vieille et ancrée dans certaines mentalités que l'éphémère expérience arabe, celle de l’islamisme. L'islamisme radical est une idéologie qui prône l'utilisation de moyens extrêmes, y compris la violence, pour instaurer une société régie par une interprétation stricte de la loi islamique. Ses racines historiques peuvent être retracées à plusieurs mouvements et penseurs islamiques du 20e siècle, comme Sayyid Qutb en Égypte, qui a influencé l'idéologie des Frères Musulmans et d'autres groupes similaires. Ce mouvement se place dès le début en lutte contre le panarabisme, car il juge son orientation politique hérétique car laïcisante, Aymen Al-Zawahri ira jusqu’à la qualifier de “marxisme” et à l’assimiler à une pensée du diable. La pensée salafiste, qui structure l’islamisme, est ancrée dans l'idée de retourner aux pratiques des salafs, c'est-à-dire les premières générations de musulmans (les compagnons du Prophète Muhammad, leurs successeurs, et les successeurs des successeurs). Cette approche est souvent associée à une interprétation littérale et rigide des textes islamiques. Ibn Taymiyyah (1263–1328), bien que plus ancien, est souvent cité par les salafistes contemporains pour son insistance sur le retour aux sources de l'islam et sa répudiation des innovations (bid'ah) dans la pratique religieuse.
L'Arabie Saoudite, un bastion du salafisme wahhabite, a par ailleurs, souvent été en désaccord avec les régimes panarabes séculiers de Nasser en Égypte et du parti Baas en Syrie et en Irak. Le cas le plus avéré reste celui des Frères Musulmans, fondé en 1928 en Égypte par Hassan al-Banna. Le mouvement visait à réintroduire les principes islamiques dans la vie quotidienne et s'opposait à l'influence occidentale et à la sécularisation. Hassan al-Banna (1906–1949) a établi les bases de la confrérie avec l'idée que l'islam est un système complet, couvrant tous les aspects de la vie. Sayyid Qutb (1906–1966) quant à lui, appelle à une révolution islamique et critique les sociétés musulmanes pour leur éloignement des principes islamiques. Les Frères Musulmans ont été actifs politiquement dès leur création, ils ont d'abord soutenu le nationalisme égyptien contre la domination britannique, mais se sont rapidement opposés aux régimes séculiers et panarabes, notamment celui de Gamal Abdel Nasser en Égypte. Le conflit entre Nasser et les Frères Musulmans a été particulièrement intense, Nasser, voyant en eux une menace à son régime laïc et socialiste, n’a pas été avare de menaces et de massacres en tout genre. Les Frères musulmans tirent aussi profit de la première Intifada de 1987. Le Cheikh Ahmed Yassine, cheikh Abdallah Nimr Darwish et Abdelaziz al- Rantissi annoncent à Gaza la création du Hamas, entamant le début du changement de paradigme de la lutte palestinienne, la réislamisation préalable de la société avant l’engagement dans la lutte contre Israël étant le credo principal du Hamas.
Analyse d’experts :
Bernard Lewis, a analysé la manière dont les régimes panarabes, malgré leurs objectifs initiaux de modernisation et d'unité, ont finalement échoué à répondre aux aspirations de leur peuple. Lewis souligne plusieurs facteurs clefs dans cet échec. Beaucoup de régimes panarabes se sont avérés autoritaires et corrompus, éloignés des idéaux de liberté et d'unité qu'ils prônaient à l'origine. Lewis note également l'échec de ces régimes à moderniser efficacement leurs économies, entraînant un chômage élevé, en particulier parmi les jeunes et les éduqués. Ces échecs ont créé un vide politique et idéologique, facilitant la montée de l'islamisme comme alternative. Olivier Roy, un politologue français spécialisé dans l'islam, a une perspective légèrement différente. Il s'intéresse particulièrement à la manière dont l'islamisme est souvent une réponse aux dynamiques internes des sociétés musulmanes plutôt qu'une réaction simple à l'Occident. Roy argue que les tentatives de sécularisation, souvent inspirées par les républiques panarabes, n'ont pas réussi à s'implanter profondément dans de nombreuses sociétés musulmanes. L’islamisme disposerait en partie d’une quête d'authenticité, une réponse à la perception d'une perte d'identité culturelle et religieuse face à la mondialisation et à l'influence occidentale dans la région.
Le déclin du panarabisme, exacerbé par les défaites militaires face à Israël et les divisions internes, a laissé un vide idéologique que l'islamisme radical a commencé à remplir. L'échec des régimes panarabes à réaliser les aspirations de développement et d'unité a conduit à un désenchantement, ouvrant la voie à des idéologies alternatives. Le déclin du panarabisme a également conduit à un renouveau de l'intérêt pour les traditions islamiques et les identités culturelles locales. Ceci est en partie une réaction au sentiment d'échec des idéologies importées et modernistes, et a contribué à la montée de l'islamisme comme force politique. Des exemples concrets incluent la montée de groupes comme Al-Qaida dans les années 1990, qui a profité du vide politique et idéologique laissé par l'échec du panarabisme. De même, l'émergence de l'État islamique (ISIS) peut être vue comme une réponse extrême à la désintégration des structures étatiques et idéologiques dans la région, liées à la chute de régimes baasistes.
Conclusion :
L'échec des régimes panarabes a laissé un vide idéologique que l'islamisme a cherché à remplir, promettant une alternative à la fois authentique et efficace pour gérer les affaires de l'État. L'islamisme a lui gagné en popularité en partie parce qu'il semblait répondre mieux aux besoins et aspirations spécifiques des populations locales que les idéologies importées ou imposées. Des mouvements comme ISIS ont attiré les officiers et anciens cadres du Baas, abandonnés par leur hiérarchie, traqués et séduits par un nouveau projet de califat restaurateur d’un ordre millénaire dans la région. D’autres comme le Hamas ou le Hezbollah tirent parti de leur guerre contre Israël et de leurs oeuvres de charité pour se construire chez une frange de la population, un crédit, un capital confiance que le panarabisme lui n’a plus voire, qu’il n’a jamais su avoir, éclipsé par des intérêts divergents et par une lutte intestine constante qui a brisé le rêve d’union de la Nation arabe.
Bibliographie / Références :
"The Crisis of Islam: Holy War and Unholy Terror" , Bernard Lewis.
"Globalized Islam: The Search for a New Ummah" par Olivier Roy.
"The Arab Awakening: The Story of the Arab National Movement" , George Antonius. “ Les origines du conflit israélo-arabe”, Georges Bensoussan.
“La pensée arabe”, Mohamed Arkoun