Guerre civile syrienne, la Turquie face à la question migratoire
Article de Ella Aslı Kiremitçi, Février 2024
Introduction
La guerre civile syrienne de 2011 induit le début d'une profonde vague de migration internationale inscrite dans un cadre humanitaire. Celle-ci se généralise davantage dans le pays limitrophe, la Turquie, confrontée dès lors à de nouveaux enjeux qui s'amorcent avec l'arrivée de Syriens sur le sol turc. Cela s'articule notamment dans une dimension économique, culturelle, politique, ainsi que dans la question du statut qui leur est accordé, déchiré entre un souci d'intégration, d'aide humanitaire et de “protection temporaire”. Néanmoins, l’accueil chaleureux des réfugiés syriens par la Turquie s’annonce court, à travers l’avènement d’une intense crise économique à laquelle doivent faire face les Turcs. Entre discours xénophobe, insertion difficile et campagne électorale, l’avenir des Syriens en Turquie s’avère compliqué.
Nous pouvons dès lors être amenés à nous poser la question suivante : La Turquie, autrefois considérée comme une “porte ouverte”, se referme-t-elle dès à présent aux réfugiés syriens ?
Pour étudier ce processus de changement, nous développerons trois grandes parties. Après avoir examiné la politique de la 'porte ouverte' entreprise par la Turquie au début de la guerre civile syrienne, nous mettrons en exergue l’émergence de la menace d’expulsion des Syriens à travers une difficile construction du lien social entre Turcs et Syriens. Enfin, nous soulignerons l’importance primordiale de la question des réfugiés dans un contexte d'élections déterminantes pour l'avenir du pays.
I- Turquie : une porte ouverte pour les Syriens ?
A. Mise en contexte : la guerre civile syrienne
Comme le déclare Mikaïl Barah dans “Syrie : regards géopolitiques”, Confluences Méditerranée, 2014, “parler de la Syrie, c’est penser en premier lieu aux drames qui y sévissent”. En effet, une guerre complexe et interminable, du fait de la multiplicité des acteurs et des intérêts, y règne depuis mars 2011. Cette guerre civile, par son caractère irrégulier et intra-étatique, remet profondément en question les paradigmes habituels de la guerre. Cependant, ce conflit interne trouve son origine dans des manifestations pacifiques, issues d'un soulèvement populaire dont les revendications s'élevaient contre le régime autoritaire, corrompu et liberticide du président oligarque, Bachar al-Assad, qui a succédé à son père Hafez en 2000. Ce mouvement légitime militait en faveur d'un “changement des politiques du régime plutôt que du régime lui-même” en raison d'une crise sociale et économique.
Avant même la guerre de 2011, un “Printemps syrien” avait déjà éclaté à la suite de l'arrivée au pouvoir. Les “comités locaux de coordination” semaient ainsi les germes de la désobéissance civile, refusant l'utilisation de la violence et toute intervention externe, le tout dans l'unique but de construire une société inclusive. Suite aux revendications de 2011, le régime syrien a adopté une tournure répressive à l'égard des opposants politiques, laissant place à un spectacle d’affrontements entre les partisans de Bachar al-Assad et les révolutionnaires démocrates. Dès lors, le conflit se complexifie avec l’intervention de puissances extérieures, manifestant une divergence d’intérêts déchirés entre les forces rebelles syriennes d’une part et le régime syrien d’Assad d’autre part.
La Turquie a joué un rôle militaire dans ce conflit notamment à travers l’Opération Source de paix (Barış Pınarı Harekâtı) au Nord de la Syrie, aux côtés des rebelles de l’Armée nationale syrienne contre les Forces démocratiques syriennes. Par ailleurs, le conflit prend également une autre ampleur avec l’émergence de groupes extrémistes tels que l’État Islamique. D’après Mikaïl Barah “avec l’éclatement du “Printemps arabe”, en Syrie, c’est une pléthore d’agendas extérieurs qui sont venus se réapproprier une situation de lutte entre un régime décrédibilisé et une partie de son peuple.” . Cette guerre civile a marqué à jamais les esprits des Syriens à travers des séquelles politiques et sociales, ainsi qu'en raison de l'ampleur de ses conséquences dévastatrices, tant sur le plan matériel que humain, provoquant le déplacement des populations vers des pays frontaliers.
B. Début des migrations vers la Turquie au regard de la dimension humanitaire
6 millions de Syrien se sont déplacés dans leur propre pays. 5 millions ont fui à l’étranger dont près de 3,6 millions bénéficiant d’un “accueil chaleureux” en Turquie à travers la politique de la “porte ouverte” comme le mentionne Daniş Didem dans “De la “porte ouverte” aux menaces d’expulsion : la présence syrienne en Turquie”, Migrations Société, 2019. Cette masse importante de migrants syriens coïncide également avec l’augmentation d’organisations non gouvernementales sur le sol turc. La Turquie s’affirme dès lors comme le pays qui accueille le plus de migrants, ce qui est dû à son passé riche en immigration, notamment des Balkans et du Caucase.
En outre, le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré le 18 avril 2019 : “En tant que gouvernement, nous allons continuer sans relâche de fournir de la nourriture, des boissons et des vêtements par l’intermédiaire de nos préfectures, même si celui qui est à la tête de l’opposition affirme vouloir renvoyer les Syriens dans leur pays, même si le maire élu de Bolu déclare “je ne leur donne même pas un bol de soupe” ”. En ce sens, la Turquie s'institue comme le protecteur des Syriens, malgré des discours parfois contradictoires parmi les politiciens.
Cet accueil, plutôt “convivial” et “chaleureux” à première vue, serait dû, d’après Daniş Didem, à deux facteurs. D’une part, le statut juridique des Syriens, désignés comme “misafir”, c’est-à-dire “invités”, a fait percevoir leur présence en Turquie comme provisoire. D’autre part, la prise de position du gouvernement turc, au cours de la guerre civile syrienne, contre le régime de Bachar al-Assad, a permis aux partisans du parti politique au pouvoir, l’AKP, d’afficher une attitude d’hospitalité envers les “invités” syriens. Même si la politique migratoire de la Turquie est perturbée par la construction d’un mur tout au long de la frontière syrienne, ce pays reste tout de même le plus libéral au Moyen-Orient concernant cette problématique. Par ailleurs, le rôle de protecteur des musulmans endossé par la Turquie s'aligne sur les ambitions néo-ottomanes d’Erdoğan, accompagnées d’une volonté d’expansion de sa sphère d’influence sur le monde musulman, à travers l’instrumentalisation de la fraternité religieuse. Cela peut tout de même être perçu par certains comme le résultat d’un sentiment de supériorité vis-à-vis de la Syrie.
C. Le statut juridique des Syriens en Turquie
Quant au statut juridique exceptionnel auquel sont soumis une tranche importante des Syriens réfugiés en Turquie, il est à l’origine de l’élaboration inexorable de nouvelles hiérarchies au sein même des Syriens. En effet, le statut dont dispose un individu est fondamental quant à son insertion et intégration dans la “société hôte”. D’après le professeur émérite d’études sur les réfugiés, Roger Zetter, la notion de réfugié “offre toujours des informations essentielles sur les effets du pouvoir institutionnel et bureaucratique sur la vie des réfugiés”. Ainsi, l’utilisation de nouvelles appellations reste un risque crucial pour ces individus en recherche d’asile et de protection internationale. En Turquie, les Syriens n'obtiendront pas le statut de réfugié, comme défini dans la convention de Genève de 1951, mais se contenteront de cette notion d'invités qui les laisse dans le flou créé par cette “protection temporaire” concernant 3,6 millions d’individus.
Dès octobre 2014, ce statut leur octroie l’accès gratuit aux soins ainsi que d’autres droits sociaux fondamentaux, mais impose tout de même une exclusion de certains droits ainsi qu’une situation de précarité. Même les camps de “réfugiés” comportent une autre désignation, les “camps de repos”. Ce statut ne leur permet pas de circuler librement sur le territoire turc, engendrant dès lors des situations irrégulières. Enregistrés dans une ville proche de la frontière turco-syrienne, certains exilés vont migrer vers les grandes villes dans l’espoir d’améliorer leur condition de vie, au détriment de leur statut de protection temporaire. En revanche, 100 000 ont pu se doter d’un titre de séjour pour bénéficier de la liberté de circulation dans le pays, au risque de perdre la gratuité de certains droits sociaux. D’autre part, 237 995 Syriens ont obtenu la nationalité turque, d’après la déclaration du ministre de l’intérieur Ali Yerlikaya le 9 novembre 2023. Ainsi, l’insertion des Syriens ne se passe pas sans la marginalisation de certains groupes sociaux et laisse place à des hiérarchies privilégiant ici aussi les individus aisés possédant un important capital intellectuel et culturel.
II- Une montée en puissance de la menace d’expulsion ?
A. L’émergence de nouveaux enjeux avec l’entrée de ces nouveaux acteurs sur le sol turc
L’insertion indispensable des travailleurs syriens dans la structure économique turque soulève un certain débat dans la population, qui oscille entre peur, angoisse et hospitalité. D’après Ozan Yıldırım, dans son étude portant sur les “Factors Affecting the Occupational Health and Safety of Syrian Migrants” (“Facteurs affectant la santé et la sécurité au travail des travailleurs migrants syriens”), d’une part, l’idée selon laquelle les Syriens vont permettre de développer davantage l’économie turque se développe et, d’autre part, ces individus sont perçus comme un poids économique.
Dans ce contexte d’urgence humanitaire engendré par la guerre civile syrienne, les “invités” syriens ont dû opter pour une voie ne garantissant pas la stabilité de leur situation professionnelle, qui demeure ainsi précaire. C’est dans le même esprit que se trouvent les travaux des deux auteurs, Moyce Sally C. et Schenker Marc, qui mettent en exergue le caractère laborieux et dangereux des tâches effectuées par les migrants pour une rémunération finalement très limitée. Soutenus par l’État turc à travers un permis de travail, les Syriens se sont tournés vers le domaine de l’agriculture saisonnière ou de l’élevage. De manière répandue, les tâches effectuées par les travailleurs migrants sont qualifiées de “3D” : “dangerous, dirty, demeaning”, un néologisme américain utilisé par Wadsworth et Walter, issu d’une expression japonaise “3K: kitanai, kiken, kitsui”. En ce sens, selon les données recensées par İşçi Sağlığı ve İş Güvenliği Meclisi (Conseil de la santé et de la sécurité au travail) en 2013, 22 travailleurs, dont la majorité étaient syriens, ont perdu la vie lors d’un accident sur le lieu de travail. En 2014, ce chiffre s’est élevé à 53, puis à 96 en 2016, et enfin à 112 en 2019.
Par ailleurs, la réfugiérisation de la main-d’oeuvre en Turquie s’accompagne d'un phénomène d’insertion économique et d’exclusion sociale au sein des communautés rurales, selon Pelek Deniz dans La “réfugiérisation de la main-d’oeuvre” agricole en Turquie : le cas des travailleurs saisonniers syriens. Ces deux occurrences se manifestent également dans la littérature, comme le montre l’étude de Hoggart, Keith et de Mendoza, Cristóbal, African Immigrant Workers in Spanish Agriculture qui souligne les conditions de travail précaires (rémunération faible, statut social inférieur, emploi temporaire) auxquelles sont soumis les travailleurs africains sur le sol espagnol. Quant aux migrants syriens, ils demeurent dans un flou absolu concernant le montant de leur paye. Comme le déclare un travailleur syrien : “Nous ne savons pas combien nous toucherons. C’est le dayıbaşı qui le sait. Une fois le travail terminé, il le calculera et nous le donnera”.
Ce nouvel enjeu économique, survenu avec l’arrivée des Syriens, s’accompagne également d'un enjeu stratégique faisant de ces “invités” un objet de négociation pour la Turquie avec les puissances occidentales. Cette instrumentalisation politique d’une cause humanitaire se présente avant tout comme un moyen pour la Turquie de s’affirmer sur la scène internationale. Ce faisant, l’Union européenne a conclu en 2016 un accord bilatéral avec la Turquie pour limiter au maximum les migrations internationales depuis la Syrie. À travers cette “déclaration UE-Turquie”, la Turquie a obtenu des concessions à la fois politiques et économiques, ainsi qu'un versement de 3 milliards d’euros pour soutenir la gestion de la question des réfugiés, en échange de faire le nécessaire pour maintenir les Syriens sur son propre territoire. Selon Daniş Didem, cet accord empêche les Syriens de “demander l’asile auprès des pays européens”. Elle déclare également que “les États européens ont sacrifié leurs valeurs fondamentales afin de protéger l’Union d’un risque de désagrégation face au défi migratoire”.
B. Une difficile insertion et obstacle à la construction du lien social entre Turc et Syrien : la montée de la xénophobie
Comme mentionné précédemment, les migrants syriens se retrouvent socialement exclus. Ce n'est pas seulement leur situation professionnelle qui y contribue, mais aussi l'augmentation des discours xénophobes parmi les Turcs. L’ascension rapide de l’inflation ainsi que la dévaluation de la livre turque contribuent à un ressentiment à l’égard des réfugiés. Le lien social entre les Syriens et les Turcs demeure ainsi très faible. De ce fait, l’isolement social que subissent les Syriens ne cesse de croître, surtout dans les régions peuplées densément de migrants syriens.
Ces individus, autrefois accueillis de manière hospitalière, se retrouvent sous les feux d’un discours haineux voire xénophobe. Ce dernier atteint même son paroxysme lorsque des jeunes Syriens sont victimes de violence en pleine rue, souvent en raison d'accusations infondées. Tué en 2020 par plusieurs coups de couteau par un groupe de jeunes individus turcs, l’adolescent de 16 ans Aiman Al-Hmami, qui essayait juste de protéger son frère, en constitue un triste exemple. Dès lors, c’est une atmosphère de méfiance et de peur qui s’installe auprès des Syriens. Abdullah Mulhim, 70 ans, arrivé d’Alep en 2014 avec femmes, enfants et petits-enfants, en a fait l’expérience régulière : “Certains Turcs sont gentils et nous aident. Mais d’autres ne nous aiment pas. Dans la rue, on nous demande sans cesse : “Quand rentrez-vous en Syrie ?” ”. De surcroît, certains Syriens sont même accusés d’agressions sexuelles. Face à cette situation, Abbas, 34 ans, a déclaré fermement et avec conviction : “Je n’ai pas volé l’emploi des Turcs. Je n’ai harcelé personne, j’ai moi-même des soeurs”."
Néanmoins, des opinions nuancées émergent auprès des Turcs. La célèbre scénariste et actrice Gülse Birsel fait part de ses sentiments ambivalents dans sa chronique publiée dans le journal Hürriyet “Karışık hisler…” (“Sentiments mélangés”) en faisant un parallèle constant entre Syriens et Turcs. En voici un court extrait : “Fakir, hüzünlü, çaresiz mültecileri görünce acı hissediyor, hepsine devlet tarafından adam gibi ev, ısınma ve gıda yardımı sağlanmasını istiyor, var olan yardımlara seviniyorum. Öte yandan bu şartlardaki on binlerce vatandaşıma niye bu yardımlar yapılmıyor, Suriyelilerin imtiyazı ne diye düşünüp sinirleniyorum.” (“Quand je vois les réfugiés pauvres, tristes et désespérés, je ressens de la douleur. J'aimerais que l'État leur fournisse un vrai logement, du chauffage et de l'aide alimentaire. Je suis reconnaissante pour les aides existantes. D'un autre côté, je m'interroge et m'agace en me demandant pourquoi ces aides ne sont pas fournies à des dizaines de milliers de citoyens dans ces mêmes conditions. Quels sont les privilèges des Syriens ?”)
C. Zafer Partisi, le discours du “ véritable ami des Syriens”
L’un des noms incontournables sur la perception de la question syrienne en Turquie est Ümit Özdağ, président du Zafer Partisi (Le parti de la victoire, nationaliste et d'extrême droite), à l’origine même d’une pétition pour le renvoi des réfugiés syriens. Ainsi, il présente une vision très prononcée ainsi qu’un discours complotiste à l’égard des réfugiés, les accusant notamment de faire partie d’une politique de “Türksüzleştirme” (“dé-turquification”) issue des “forces impériales”, en appuyant sur cette notion d’“örtülü istila” (“invasion dissimulée”) qui serait le fruit d’une “ingénierie d’immigration stratégique”, au-delà d’une politique d’aide humanitaire.
Dans le site officiel, le Zafer Partisi déclare que parmi les Syriens en Turquie, 3,8 millions d’entre eux sont enregistrés alors que 1,5 million ne le seraient pas, et compare cette masse migratoire au “Kavimler Göçü” (une migration humaine intense vers l'Europe entre les années 350 et 800 avant notre ère). De surcroît, il affirme notamment : “Suriye’den kitlesel göç ile emperyalizm Orta Doğu’da Birinci Dünya Savaşı sonrasında oluşan haritayı yeniden çizmeye çalışmaktadır.” (“Avec la migration de masse depuis la Syrie, l'impérialisme tente de redessiner la carte du Moyen-Orient formée après la Première Guerre mondiale.”). Dans une optique similaire, ce parti développe le discours selon lequel les espaces délaissés par la population syrienne seraient sous la menace de se convertir en un PKK’istan (comme un potentiel pays du parti travailliste kurde).
Suivant la logique de ces différents arguments, le Zafer Partisi estime que le retour des Syriens sur leur propre territoire serait un moyen indispensable de lutter contre un complot des puissances impériales, dans le meilleur intérêt des Turcs et des Syriens. C’est dans cet esprit que les membres du parti se présentent comme les “véritables amis des Syriens”, affirmant aussi que “contrairement aux contes racontés”, les Syriens désireraient eux-mêmes retourner dans leur patrie.
III- Turquie lors des élections, un pays divisé mais avec un consensus sur la question syrienne
A. Campagne de l’opposition : affirmation d’une vision radicale
La thématique des réfugiés syriens est exploitée par l’électorat dans le but de séduire et convaincre les électeurs. Ce sujet était particulièrement au coeur de la campagne du parti de l'opposition CHP (Parti républicain du peuple, sociale-démocrate), présidé jusqu’en novembre dernier par Kemal Kılıçdaroğlu. Le slogan “Suriyeliler gi-de-cek. Karar ver” (“Les Syriens vont par-tir. Décide-toi”) avec une insistance flagrante sur le verbe 'partir' révélait la nature intransigeante de son ambition.
De ce fait, l’opposition avait fait le serment de renvoyer les Syriens en moins de 2 ans de manière pacifique, sans les confronter au racisme. Kılıçdaroğlu prônait ainsi avec fermeté le retour des Syriens en promettant de négocier avec le régime de Damas et de réviser l’accord UE-Turquie mentionné précédemment une fois qu’il aurait remporté les élections. De même, il a déclaré qu’il renforcerait le contrôle des frontières à travers l’usage de nouvelles technologies, notamment les drones, et qu’il reconstruirait des routes, des écoles et des crèches en Syrie grâce aux aides financières des États-Unis (“Yollarını, okullarını, kreşlerinin hepsini AB fonlarıyla yapacağız”).
Un autre candidat aux élections présidentielles, Sinan Oğan, leader de l'alliance ATA, s'était également exprimé sur cette question épineuse. Après avoir visité la famille en colère d'un homme tué par un migrant syrien lors d'un affrontement entre deux groupes, il a prononcé les paroles suivantes : “Je vous promets que nous renverrons les Syriens dès que possible. Nous ne permettrons pas qu'un autre Turc soit assassiné par un Syrien”.
Les réfugiés syriens se retrouvent ainsi confrontés à une montée de la xénophobie et du rejet, accompagnée d'un sentiment de non-appartenance éprouvé de leur part. Parallèlement, une nouvelle génération de Syriens émerge parmi les nombreux enfants scolarisés toute leur vie dans le système éducatif turc, au détriment de la maîtrise de leur langue maternelle, ce qui pourrait leur porter préjudice. Alors qu'ils n'ont connu que ce pays d'accueil, ils sont soumis à cette rhétorique anti-réfugiée quotidiennement, que ce soit dans les rues, les écoles, les transports en commun, ou encore devant la télévision diffusant les discours des politiciens.
B. Promesse d’Erdoğan, renouer les liens avec Bachar el Assad ?
Dans son discours officiel, Erdoğan, tout comme son rival Kılıçdaroğlu, prônait le retour des Syriens dans leur patrie, embourbés dans un véritable jeu de séduction envers les électeurs, un jeu qui s’intensifie à l'approche du second tour des présidentielles afin de prolonger ses horizons politiques. Ces promesses avaient également été formulées lors de sa précédente campagne, notamment le 21 juin 2018, pendant un rassemblement public à Gaziantep. Néanmoins, dans le cadre des élections de 2023, des divergences sont tout de même visibles. Alors que son opposant promet le retour radical de tous les Syriens, le président Erdoğan s’engage dans le retour “volontaire” de près d’un million de réfugiés. Il rappelle notamment la construction de nouvelles maisons dans le nord de la Syrie en collaboration avec des ONG, le retour volontaire de 500 mille réfugiés dans les espaces sécurisés du nord du pays, mais aussi le lancement d’un projet soutenu par le Qatar avec pour ambition d’accueillir près d’un million de Syriens réfugiés au sein de 240 mille maisons, tout cela dans le profond respect “de la condition humaine” et des “préceptes de fraternité préconisés par l’Islam”, d’après Anadolu Ajansi.
Récemment, malgré sa prise de position ferme aux côtés des rebelles syriens, selon l’avocat et écrivain syrien Sadiq Abdoul Rahman, Erdoğan avait préconisé une amorce de discussion avec Bachar El-Assad, “le boucher de Damas”, afin d’assurer le retour des Syriens ainsi que le “démantèlement des positions tenues par les Kurdes”. En revanche, Rahman déclare qu’il serait impossible d’envisager qu’Assad respecte les droits de ses Syriens, ne les soumette ni à la torture ni à la peine de mort, sans un véritable changement politique, ce qui revient finalement aux revendications mêmes de la guerre civile syrienne. Bachar al-Assad a mis les termes de cette potentielle négociation : le repli des forces militaires turques du sol syrien. De ce fait, Erdoğan a décidé de couper court à ces tentatives de négociation par son engagement dans la lutte contre des groupes terroristes.
C. Position des Syriens lors des élections au regard de la montée du risque d'expulsion
Craignant la campagne électorale de la coalition de l’opposition, les réfugiés syriens souhaitent ardemment la réélection d’Erdoğan. Beaucoup d’entre eux espèrent qu'il leur permettra de rester en Turquie et ainsi les sauver du stress permanent qu'ils endurent au quotidien. Les réfugiés syriens redoutaient ces élections, cruciales pour leur place dans la société turque. Selon le journal Le Monde, une Syrienne de 33 ans, Wafa, déclare : “Je suis contente. Et soulagée.” après la victoire d’Erdoğan le 28 mai, en admirant les festivités en l’honneur de cette occasion.
Par ailleurs, 237 995 Syriens ayant obtenu la nationalité turque, selon le ministre des Affaires intérieures Ali Yerlikaya, ont pu exercer leur droit de vote. Ainsi, d’après Le Point, un jeune étudiant nommé Hussein Utbah, naturalisé en 2020, a voté pour le président Erdoğan “pour l'avenir de sa mère Zara et de ses cinq frères et soeur”. Quant à Omar Kadkoy, il déclare que le peu de Syriens participant à ce vote ne le fait que “par dette morale envers Erdoğan”.
Par cette sympathie des électeurs syriens envers Erdoğan, une certaine rhétorique s'est développée parmi les partisans de l’opposition. Une vague de fake news, accompagnée d’idées préconçues, s’est alors généralisée sur les réseaux sociaux : des millions de Syriens naturalisés auraient voté, et, par ce biais, Erdoğan se serait annoncé vainqueur. Face à l’émergence de cette rhétorique avec la défaite de l’opposition, la journaliste et présentatrice Nevşin Mengü a déclaré : “Suriyeliler oy verdiği için Erdoğan kazandı demek de gerçekçi olmuyor. Yüzleşmezsek kaybetmeye devam edecek muhalefet. Zaten Suriyelilerin Türkiye'deki seçim sonuçlarına katkısı hepi topu 0.4.” (“Dire que Erdoğan a gagné parce que les Syriens ont voté n'est pas réaliste. L'opposition continuera de perdre si elle ne fait pas face à cette réalité. En fait, la contribution des Syriens aux résultats électoraux en Turquie est seulement de 0,4%.”) Ainsi, même lors des résultats des élections, la question syrienne était l’objet de débats enflammés.
Conclusion
Dès le début de la guerre civile syrienne de 2011, la Turquie, affichant son soutien aux forces rebelles syriennes, opte pour une politique de la porte ouverte face à la vague de migration internationale, motivée par la dimension humanitaire que cela représente. À travers les nombreuses aides apportées aux réfugiés, la Turquie se positionne comme le pays accueillant le plus de migrants. Cependant, le flou juridique entourant la situation des migrants se manifeste à travers leur statut d'invité, mettant en évidence leur caractère temporaire et complexe au sein de la société turque. De ce fait, les réfugiés syriens sont confrontés à de nombreux défis, non seulement sur le plan juridique, mais aussi dans leur milieu de travail, caractérisé par la précarité. À cela s'ajoutent les défis liés à l'intégration sociale, qui demeurent d'une ampleur inquiétante. Ainsi, l’arrivée des Syriens en Turquie s’avère compliquée pour le pays. Celui-ci, qui a pourtant endossé le rôle de protecteur, plonge dans une réalité plus complexe et nuancée, faisant face à des défis internes. Par ailleurs, l'augmentation de la xénophobie va dans le même sens, faisant de la question migratoire un sujet décisif qui influence les discours politiques et les campagnes électorales en vue des élections de mai 2023. Un pays marqué par une grande divergence politique et une bipolarisation importante se trouve ainsi sur un point de convergence : le retour des réfugiés syriens. En revanche, la teneur des discours varie selon le parti en question, allant de l’AKP jusqu’au CHP, laissant parfois place à des débats et questionnements enflammés.
Cette montée de la xénophobie contre les Syriens en Turquie se traduirait finalement par une colère envers les Arabes, induite par la crainte de perte d’identité. Cela peut notamment être remarqué lors de la récente crise entre l’Arabie Saoudite et la Turquie. Pendant un match opposant les deux équipes phares de football turques, Fenerbahçe et Galatasaray, à Riyad, les autorités saoudiennes ont refusé et interdit l’hymne national turc ainsi que le port de maillots arborant le fondateur de la République turque, Atatürk, en l’honneur du centenaire de la République turque. Ces événements ont par la suite généré un discours xénophobe, voire raciste, sur les réseaux sociaux, dans une volonté de différenciation et de protection des symboles nationaux, éléments unificateurs d’une société qui reste malgré tout divisée.
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