Le Sinaï: un eldorado au coeur des tensions entre l’Egypte, Israël et Palestine

Article de Julie Menon, Fevrier 2024

Le 7 octobre 2023, le Hamas lance des roquettes dans le territoire israélien et fait 1139 victimes. Benjamin Netanyahou, Premier ministre israélien, déclare alors l’état de guerre en Israël et appelle le parlement israélien, la Knesset, à former un gouvernement d’union nationale d’urgence et un cabinet de guerre. Ainsi, quelques heures seulement après l’attaque du Hamas, Israël lance sa contre-attaque, le territoire israélien est récupéré et des bombardements sont perpétrés sur la bande de Gaza. Ces bombardements perdurent jusqu’à aujourd’hui et ont provoqué la mort d’environ 18 000 Gazaouis, des statistiques issues du Ministère de la santé à Gaza. Ces chiffres sont de fait réfutés par la Maison Blanche et le gouvernement israélien car considérés comme issus du Hamas et invérifiables alors qu’ils sont estimés fiables voire sous-estimés par l’Organisation des Nations Unies. Cette guerre a aussi provoqué plus de 1,9 millions de déplacés sur une population environnant les 2 millions d’habitants qui sont descendus au sud de la bande Gaza pour se presser aux portes de l’Egypte. Pourtant, le président égyptien a déclaré que “les habitants de Gaza doivent rester sur leurs terres”, ne laissant aucun doute sur son refus concernant l'accueil des réfugiés palestiniens.

Le Sinaï est une péninsule égyptienne située entre la mer Méditerranée au nord, la mer Rouge au sud et entre le canal de Suez à l’ouest et la frontière avec la bande de Gaza et Israël à l’est, ce territoire est le trait d’union entre l’Afrique et l’Asie. Cette péninsule de 60 000 kilomètres carrés regorge de ressources pétrolières, minérales et minières. Ainsi, ce bout de territoire égyptien au climat désertique chaud peu accueillant représente pourtant un enjeu politique et géopolitique majeur, surtout depuis la création de l’Etat israélien en 1948 qui est le point de départ d’une succession de conflits.

En 1956, lors de la crise du canal de Suez, le président égyptien Gamal Abdel Nasser nationalise le canal de Suez, alors sous contrôle militaire de la Grande Bretagne, provoquant une guerre contre la Grande Bretagne, la France et l'Israël. Ces trois États aux intérêts commerciaux et géostratégiques vont alors s’allier pour garder le contrôle du canal de Suez. Alors, les Etats Unis et l’Union Soviétique se sont liés, en pleine période de Guerre Froide, pour désamorcer la crise en exigeant le retrait des forces militaires étrangères en échange de concessions économiques. Le canal de Suez et la péninsule du Sinaï apparaissent déjà comme des pions stratégiques pour les grandes puissances occidentales et Israël.

Ce dernier obtiendra le contrôle complet sur la péninsule en 1967 à l’issue de la guerre des 6 jours qui oppose Israël contre l’Egypte, la Syrie et la Jordanie alors que des avions syriens sont détruits lors d’une intervention par l’aviation israélienne. Les résultats de cette guerre sont désastreux pour les puissances moyen-orientales décrédibilisées par la victoire d'Israël qui annexe le Sinaï, la bande de Gaza, Jérusalem-Est, la Cisjordanie et les hauteurs du Golan.

Le conflit perdure entre les puissances arabes et l’Etat hébreu puisqu’en 1973 la guerre du Kippour est déclenchée par une action de force des égyptiens voulant détruire la chaîne de fortifications construite par Israël le long de la frontière entre l’Egypte et le Sinaï. Mais l’Etat hébreu gagne à nouveau ce conflit, obligeant l’Etat égyptien à banaliser ses relations avec Israël en 1979, pour permettre le retour du Sinaï à l’Egypte. Cependant, suite à ces Accords du Camp David, le président égyptien, Sadate, est considéré comme un traître aux idéaux d’un front arabe uni construit grâce au panarabisme, ce qui conduira à l’exclusion de l’Egypte est exclue de la Ligue Arabe. Les réformes économiques de Sadate deviennent impopulaires, la libéralisation provoque une hausse majeure de la dette et il se voit supprimer les subventions, il emprisonne l’opposition politique et finit assassiné en 1981. Cette descente aux enfers provoquée partiellement par la banalisation des relations entre l'Egypte et l'Israël cause d’une grande partie de son impopularité, est donc un funeste exemple de ce que pourrait subir le président égyptien actuel, Al-Sissi, s’il ouvre les frontières du Sinaï.

Avec le retour du Sinaï à l’Etat égyptien, cette péninsule redevient aussi un point sensible au coeur du conflit à la frontière partagée entre Israël et la bande de Gaza. Ce conflit s’est alors transformé devenant israélo-palestinien et non plus israélo-arabe avec la désimplication progressive des puissances moyen-orientales dans la cause palestinienne et la banalisation des relations entre certains Etats maghrébins et moyen-orientaux avec Israel rendant marginal le sort des Gazaouis. Pourtant, ce 7 octobre 2023, l’attaque surprise du Hamas remet le conflit israélo-palestinien sur le devant de la scène internationale. La violence des conflits opposant une organisation terroriste à la 18ème puissance militaire mondiale soutenue par la première puissance mondiale démontre l’asymétrie ostentatoire qui oppose les deux parties belligérantes. Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza provoquent le déplacement d’1,9 millions de gazaouis selon L'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Le rapport explique que « près de 1,4 million de personnes déplacées se trouvaient dans 155 installations de l'UNRWA ». L’aide apportée par l’UNRWA est primordiale pour la survie de ces populations mais la fermeture de la frontière égyptienne au début de la guerre du 7 octobre par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi provoque l’inquiétude de la communauté internationale quant au sort des réfugiés palestiniens.

En effet, l’Egypte a toujours été une terre d'accueil pour les Palestiniens. « Environ un demi-million de Palestiniens sont présents en Egypte », estimait en 2021 l'ambassadeur palestinien dans le pays, Diab Al-Louh, formant une sorte de diaspora palestinienne issue principalement de la Nakba signifiant “catastrophe”, qui désigne l’exil forcé des palestiniens pendant la guerre de 1948-1949 opposant l’Israel aux pays arabes quant à l’indépendance de l’Etat hébreu. Mais cette diaspora s’est aussi constituée suite à la guerre de 1967. Seulement, à l’issue de cette guerre, les pays arabes n’ont pas accueilli les réfugiés palestiniens qui sont alors victimes de discriminations raciales dans de nombreux pays arabes comme la Libye, le Liban ou la Jordanie. Au Koweït ou encore en Irak, les Palestiniens sont expulsés. Dans le pire des cas comme en Jordanie ou en Irak, les palestiniens sont torturés et massacrés comme durant Septembre noir où des estimations considèrent qu’entre 3 500 et 10 000 palestiniens sont massacrés par le roi jordanien pour restaurer son autorité sur son territoire face aux tentatives par l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) de renverser la monarchie. Il faut cependant lier ces mouvements de populations aux origines bédouines partagées entre les palestiniens et les jordaniens ou les syriens ce qui en fait des terres d’accueil théoriques pour ces derniers mais, dans la pratique, ces liens bédouins sont peu considérés par les élites politiques et autres populations locales qui provoquent discriminations, exclusions ou même massacres.

L’Egypte a des intérêts stratégiques à laisser fermer ses frontières aux milliers, voire millions de réfugiés palestiniens. Il faut considérer la décision du président égyptien comme liée à un contexte économique, social et politique défavorable à une arrivée massive de ces réfugiés. L’Egypte est un pays fragile économiquement qui n’a pas les moyens d'accueillir autant d’individus sur son sol. Le directeur de recherche du CNRS et enseignant à Sciences Po Paris, Eberhard Kienle, souligne qu’« une question économique et technique se pose au gouvernement dont 50 % du budget part en intérêts et paiement de la dette. Elle fait valoir qu'elle accueille en outre déjà beaucoup de Soudanais et redoute que les réfugiés palestiniens ne puissent jamais rentrer, comme cela a été le cas de ceux qui se sont réfugiés au Liban, en Syrie et en Jordanie lors des guerres de 1948-1949 et de 1967. » Les cas tragiques qu’on a observé dans les pays arabes face au défi que représente l'accueil des réfugiés palestiniens sont à l’origine de la crainte que le gouvernement égyptien a de l’ampleur que pourrait prendre un accueil des réfugiés, alors que les pays arabes, dont l’Egypte, recouvrent tout juste des vastes mouvements de populations, environ 4 millions de personnes, qui ont été contraints de se déplacer suite aux printemps arabes. David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques considère que « les Égyptiens pourraient accepter une ouverture contrôlée de leur frontière, pour laisser passer d'abord les malades, des femmes et des enfants mais en même temps, ils ne souhaitent pas faire d'appel d'air qui pourrait créer une nouvelle vague de réfugiés palestiniens. C'est aussi un discours à plusieurs entrées. ». Ce refus d’accueillir les réfugiés palestiniens face à ce contexte d’imprévisibilité pouvant provoquer des conséquences sociales et économiques majeures permet aussi au gouvernement d’Al-Sissi de négocier un soutien financier de la part des Etats-Unis ou de l’Union Européenne contre l’accueil d’une partie des réfugiés. Mais le contexte économique n’est pas le seul facteur de refus, le contexte sécuritaire est tout aussi important, le Hamas étant issu des Frères musulmans contre qui Sissi s’est révolté en 2013 en renversant par un coup d’Etat le président égyptien Morsi. De plus, avec la résurgence de la “question palestinienne” ce 7 octobre dernier, le peuple arabe manifeste à nouveau avec ferveurs pour un Etat palestinien indépendant et contre la légitimité de Israel au Moyen-Orient. Accepter une seconde Nakba en 2023 serait comme accepter le contrôle israélien sur la bande de Gaza et sa colonisation et renoncer à toute victoire du monde arabe sur l’Etat hébreu alors que certains réclament une intervention militaire pour soutenir les Gazaouis. Les opinions émouvant la population égyptienne sont donc opposées à une autre catastrophe dont Al-Sissi serait irrémédiablement responsable.

Depuis le 7 octobre 2023, la question de l’ouverture du Sinaï par le président égyptien Al-Sissi est sur toutes les lèvres, notamment des organisations internationales et humanitaires pour permettre une échappatoire aux bombardés gazaouis. Cependant, ouvrir le Sinaï aux réfugiés palestiniens est tout simplement inenvisageable au vu du contexte politique, économique et sécuritaire où le président sera tenu responsable du moindre accroc. L’expérience des voisins arabes face à l’arrivée massive des réfugiés est aussi facteur de dissuasion quant à recevoir des milliers, voire des millions de réfugiés sur un territoire pourtant plus de 150 fois plus grand que la bande de Gaza. La péninsule du Sinaï située au carrefour entre l’Europe et l’Asie est donc au coeur de tensions géopolitiques fortes comme elle l’a été auparavant avec Israël et le sera encore au vu de ses ressources, de sa position, et de ses frontières. Dans le contexte actuel, la position du monde occidental sur le conflit entre le Hamas et Israël et face à la catastrophe humanitaire à Gaza est donc décisive pour permettre de rendre compte du moindre progrès dans cette situation d’enlisement du conflit qui se perpétue depuis près de 75 ans. Mais on peut aussi se questionner sur le rôle nouveau des BRICS+ que l’Etat égyptien a rejoint ce 1er janvier 2024 et de la force d’action que cette organisation pourrait avoir dans le cadre du conflit israélo-palestinien alors que leur PIB dépasse celui des pays du G7, ancienne force économique mondiale.

Bibliographie:

https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/expliquez-nous/expliquez-nous-le-sinai_1789753.html

https://www.geo.fr/histoire/que-sest-il-passe-durant-la-guerre-des-six-jours-217870

https://www.unrwa.org/resources/reports/unrwa-situation-report-62-situation-gaza-strip-and-west-bank-including-east-Jerusalem

https://www.letemps.ch/monde/moyenorient/en-egypte-l-inquietude-des-refugies-palestiniens

https://www.lepoint.fr/monde/pourquoi-l-egypte-n-ouvre-pas-sa-frontiere-aux-civils-de-gaza-19-10-2023-2539998_24.php

https://sciencespo.hal.science/hal-01675520/document#:~:text=L'importance%20quantitative%20de%20la,Liban%20et%20de%20la%20Jordanie.

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