La Méditerranée orientale : un espace maritime théâtre de rivalités régionales et internationales
Article de Sandrine Sader, Fevrier 2024
Le 10 décembre 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) est signée à Montego Bay, marquant le début de l’institutionnalisation du droit maritime international, et définissant un cadre juridique et légal relatif aux mers et aux océans, à leur préservation, leur exploitation et leur sûreté. C’est dans ce contexte que nous pouvons parler aujourd’hui des délimitations des « Zones Économiques Exclusives » (ZEE), espaces maritimes allant au-delà des eaux territoriales qui s’étendent au maximum à 200 milles marins ou à mi-distance entre deux États riverains si la distance entre eux y est inférieure, sur lequel l’État a des droits souverains en ce qui concerne l’exploration et l’exploitation des ressources énergétiques et halieutique, et la protection de l’espace marin. Par conséquent, les démarcations des limites des ZEE sont entourées d’enjeux économiques, géopolitiques et stratégiques, à l’origine de conflits entre une diversité d’acteurs.
Dans ce sens, la Méditerranée orientale a été tant dans son histoire qu’aujourd’hui un théâtre où se sont opposés les ambitions d’une diversité d’acteurs. Ces rivalités se sont manifestées de différentes manières, et autour d’enjeux qui ont fortement évolué depuis l’industrialisation au XIXème siècle, les conflits mondiaux, l’essor du commerce international, la codification du droit maritime et la découverte de nouvelles sources d’énergie. Nous nous interrogerons quant aux tensions historiques et actuelles en Méditerranée orientale, afin d’étudier leur évolution ainsi que les facteurs qui y entrent en jeu.
Comment s’expriment les intérêts divergents des puissances en Méditerranée orientale?
Nous traiterons des facteurs qui ont fait de la Méditerranée orientale un espace maritime stratégique attirant divers acteurs dans l’histoire, pour étudier par la suite les dynamiques entre les puissances de la région aujourd’hui ainsi que l’implication de divers acteurs internationaux qui cherchent à le contrôler ou à l’exploiter.
I/ La Méditerranée orientale : un espace maritime stratégique du XIXème siècle à nos jours
Un intérêt pour la Méditerranée orientale au XIXème siècle
Afin de comprendre les enjeux actuels en Méditerranée orientale, nous pouvons remonter jusqu’au XIXème siècle, qui a été marqué par d’importants développements au niveau de l’industrie et du commerce ainsi que des systèmes politiques. En effet, la mer Méditerranée était devenue une zone importante pour les puissances impérialistes qui construisaient leurs Empires coloniaux et souhaitaient y étendre leur hégémonie au niveau politique, économique et culturel, surtout dans un contexte de déclin de l’Empire Ottoman. L’innovante utilisation de la machine à vapeur dans la navigation, rendue réellement opérationnelle par Robert Fulton en 1803, à la suite des multiples expériences et avancée techniques d’autres inventeurs avant lui, a été une avancée importante dans la navigation en Méditerranée, la facilitant et la rendant plus sûre puisqu’on pouvait prévoir la durée des voyages.
La Grande Bretagne, devenue la première puissance mondiale du XIXème siècle, maîtrisait en grande partie la Méditerranée, notamment par son contrôle du détroit de Gibraltar depuis 1704. L’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte en 1798 marque un tournant dans l’intérêt de l’Europe pour la Méditerranée, illustrant une volonté de redécouverte de cette mer et une rivalité entre puissances dans la région. L’exemple de la construction et le contrôle du Canal de Suez est emblématique des intérêts des Empires européens dans la Méditerranée orientale au XIXème siècle. Il est construit en 1869 par la Compagnie universelle du Canal maritime de Suez de l’entrepreneur et diplomate français Ferdinand de Lesseps, alors que l’Égypte était une province autonome de l’Empire Ottoman. Ce canal relie la Méditerranée à l’océan Indien par la mer Rouge, il est donc primordial dans le commerce puisqu’il permet d’atteindre l’Asie sans contourner le continent Africain par le Cap de Bonne-Espérance. L’objectif était d’une part, pour la Grande Bretagne, de contrôler la route vers les Indes, colonie britannique, et de l’autre pour la France, de les concurrencer et rejoindre la mer Rouge. Il appartenait initialement à la France et à l’Égypte, mais cette dernière a vendu sa part à la Grande Bretagne en 1875, puisqu’elle faisait faillite à cause des hautes dettes de banques européennes et du choc négatif de la demande du coton durant la guerre civile américaine (1861-1865), exportation sur laquelle elle dépendait. La présence britannique en Méditerranée grandissait effectivement, d’abord par l’administration de Chypre après la conférence de Berlin en 1878, et par l’occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882, mettant fin au « condominium » avec la France.
À la fin du XIXème siècle, l’officier de marine et historien américain Alfred Thayer Mahan, théoricien de la notion de sea power, a publié son ouvrage The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, dans lequel il analyse le rôle de la force navale britannique dans la montée en puissance de l’Empire, alors que la puissance navale des autres Empires européens diminuait, faisant valoir la nécessité de l’utilisation de ce pouvoir par les États-Unis pour gagner en puissance. Il y écrit :
« Les circonstances ont amené la mer Méditerranée à jouer un rôle plus important dans l’histoire du monde, tant du point de vue commercial que militaire, que toute autre nappe d’eau de la même taille. Nation après nation ont aspiré à la contrôler, et les conflits persistent. » [Traduction de l’anglais]
Les affrontements en Méditerranée orientale durant les guerres mondiales
Depuis la fin du XIXème siècle, la présence britannique est forte dans la Méditerranée orientale, alors que la France s’installe plutôt à l’ouest de la mer. En effet, la signature de l’Entente cordiale franco-britannique en 1904 règle les conflits coloniaux entre les deux puissances, attribuant à l’Angleterre l’Égypte et le canal de Suez dont ils doivent également préserver la neutralité, et à la France le droit de s’installer au Maroc. Quoique le rôle de la marine de guerre dans la première Guerre mondiale (1914-1918) soit souvent négligé, surtout en comparaison avec l’ampleur des affrontement terrestres, la Méditerranée a été un espace géostratégique que la France et l’Angleterre cherchait à contrôler et qui était un terrain d’opposition entre ces-derniers et l’Allemagne et les puissances de l’axe. La Bataille des Dardanelles, débordement de la première Guerre mondiale, a opposé les flottes française et britannique qui cherchaient à atteindre Constantinople, à l’empire ottoman autour du détroit des Dardanelles, situé en Turquie et reliant la mer d’Égée à la mer de Marmara. Lancée en 1915 par les Alliés, l’offensive navale rencontre des difficultés, menant finalement au débarquement à Gallipoli en 1915, mais l’opération se révèle être une défaite.
Les affrontements de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) entre les Alliés et l’Axe se sont également exprimés par la bataille de la Méditerranée (1940-1945). Alors que la Méditerranée orientale était marquée par l’importante présence britannique, mais aussi française au Levant, la bataille de la Méditerranée a opposé dans cette région la Royal Navy britannique, soutenue par les forces Alliées, à la marine italienne, soutenue par les forces de l’Axe. L’Italie, qui avait déclaré le 10 juin 1940 la guerre à la France et à la Grande Bretagne, attaque un bateau britannique près de la Crète, et le 19 décembre 1941, des bateaux de la Royal Navy dans le port d’Alexandrie. Ces événements illustrent effectivement la mesure dans laquelle les rivalités et conflits internationaux se sont manifestés dans cette région.
La Méditerranée orientale, théâtre de la guerre froide (1947-1991)
Dans le monde bipolaire de la guerre froide, la Méditerranée a été au centre de l’opposition entre les États-Unis et l’URSS, qui tentent de s’imposer dans la région. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, la doctrine Truman place les États-Unis comme « gendarmes du monde », avec une vision messianique de « défenseurs de la liberté », ce qui s’illustre par l’élaboration du plan Marshall, programme américain d’aide économique à l’Europe. Les États-Unis cherchaient à l’appliquer également en Méditerranée orientale, notamment en Grèce pour aider dans la reconstruction post-seconde Guerre mondiale et guerre civile grecque (1946-1949), mais aussi en Turquie, qui n’était pas rentrée dans la seconde Guerre mondiale, mais qui subissant une importante influence soviétique, montrant l’enjeu géopolitique du plan américain. Effectivement, la Méditerranée orientale englobe trois espaces considérés stratégiques : La mer Noire, où s’étend l’hégémonie soviétique que les États-Unis souhaitent contrer, les côtes des pays du Moyen-Orient producteurs de pétrole, qui émergeait comme source d’énergie majeure, et le canal de Suez pour le contrôle des routes vers le golfe persique et l’océan Indien.
La proclamation de l’État d’Israël en 1948 a également eu d’importantes conséquences en Méditerranée orientale, par la montée de mouvements panarabes cherchant une union des États arabes autour de la cause palestinienne, et par une orientation des États arabes vers l’URSS, contrant Israël qui était soutenu par l’occident. C’est dans ce contexte qu’a lieu la crise du Suez de 1956, survenue à la suite de la nationalisation du canal de Suez par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, figure du nationalisme arabe. Alors, la France et le Royaume-Uni s’allient avec Israël contre l’Égypte, mais finiront par capituler sous pression américaine et soviétique. Cet événement souligne le changement des dynamiques entre les puissances et leur hégémonie dans la région durant la guerre froide, marquant le déclin des puissances européennes et représente l’influence majeure des deux superpuissances en Méditerranée orientale.
Enfin, nous pouvons noter une évolution des enjeux dans les ambitions hégémoniques des puissances autour des mers et océans, avec l’importance grandissante importance du pétrole comme ressource énergétique. Ceci s’illustre par le choc pétrolier de 1973, qui a été un tournant de la guerre du Kippour. Par suite des attaques des pays arabes sur Israël, la réponse de ce-dernier a été menaçante, menant à une stratégie de l’Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole (OPAEP) de limiter l’exportation aux États-Unis, qui soutenaient Israël, et qui profitaient du pétrole saoudien depuis le pacte de Quincy de 1945, tant qu’ils ne changent pas leur politique au Moyen-Orient. La guerre aboutit par l’intervention de l’ONU et des négociations menant à la signature de l’accord de paix israélo-égyptien en 1978.
La Méditerranée orientale a donc historiquement été un espace stratégique où se sont opposés les puissances, et un espace de rivalités militaires et diplomatiques. Les enjeux en lien avec l’espace maritime ont évolué depuis le XIXème, avec un changement des intérêts valorisés, avec l’émergence des enjeux énergétiques autour du gaz en mer, des évolutions des dynamiques des puissances, et des moyens employés par les acteurs.
II/ Dynamiques entre les acteurs régionaux : Tensions, négociations, et coopérations
Les États autour de la Méditerranée orientale connaissent aujourd’hui des tensions et conflits d’intérêts pour cause des enjeux maritimes dans la région. Ceci se manifeste effectivement par des crises diplomatiques concernant les délimitations des ZEE des pays, ou même dans certains cas d’un risque d’opposition militaire. Les rivalités entre puissances naissent autour de la volonté d’accès à l’exploitation des ressources énergétiques en mer, mais aussi de contrôle des routes commerciales maritimes, et d’hégémonie autour de l’espace maritime, par le Soft Power des États.
Les récentes découvertes de gisements gaziers en Méditerranée orientale marquent un tournant dans la compétition interétatique autour de leur exploitation. La première est la découverte du gisement de Tamar en 2009 (320 milliards de mètres cubes (mmc)), suivi par celui du Léviathan (600 mmc) en 2010, tous deux au large d’Israël, puis Aphrodite (130 mmc) en 2011 en Grèce, et le plus grand, celui de Zohr (850 mmc) en Égypte en 2015.
Par l’étude des exemples des tensions diplomatiques et des rivalités entre la Grèce et la Turquie, ainsi que la délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, nous verrons comment se manifestent les intérêts divergents des puissances régionales, et par conséquent les défis et les évolutions dans l’application du droit maritime en Méditerranée orientale aujourd’hui.
Le conflit gréco-turc et ses implications régionales
Un premier exemple majeur dans l’analyse géopolitique des rivalités en Méditerranée orientale est le conflit historique entre la Grèce et la Turquie. Cette opposition trouve ses sources dans le traité de Lausanne qui, en 1923, fonde la République Turque et signe la paix avec les vainqueurs de la première Guerre mondiale. Effectivement, ce traité a attribué à la Grèce la majorité des îles en mer d'Egée et de la Méditerranée orientale, lui permettant d’avoir une ZEE bien supérieure à celle de la Turquie, qui est un avantage en termes d’exploitation des eaux et de présence navale. Au cours du XXème siècle, les tensions s’étant multiplié, les deux États se sont trouvés en risque de conflit armé à plusieurs reprises.
Le juriste Aris Marghelis, spécialiste du droit maritime et océanique, écrit, soulignant la difficulté de l’application du droit maritime en présence d’intérêts divergents :
« Le débat ne porte pas tant sur la manière dont sera appliqué le droit de la délimitation […] Il porte encore principalement sur la question de savoir si ce droit sera appliqué, ce qui est tout à fait symptomatique des dynamiques régionales : ce cadre n’est pas encore unanimement accepté comme devant être celui dans lequel doivent s’inscrire les délimitations »
En effet, pour comprendre les rivalités actuelles entre la Grèce et la Turquie, nous devons nous intéresser à l’approche diplomatique de ces derniers en ce qui concerne le droit maritime. D’une part, la Grèce considère la délimitation de son espace maritime par une ligne médiane à partir de tous ses territoires, lui permettant de maintenir une unité juridictionnelle et sa souveraineté sur tout l’archipel, d’où la crainte des revendications turques sur son espace maritime. De l’autre, la Turquie n’a pas ratifié la CNUDM, qu’elle considère contraire à ses intérêts, suit un casus belli consensuel en Turquie voté par l’assemblée parlementaire en 1995, se donnant le droit d’intervenir, notamment par la force militaire, si la Grèce étend ses eaux territoriales au-delà de six milles. La Turquie cherche effectivement à imposer son projet de la « Patrie Bleue », montrant l’enjeux géopolitique d’étendre sa puissance en Méditerranée orientale.
Enfin, nous pouvons nous intéresser à l’utilisation de la diplomatie et des négociations maritime par les parties conflictuelles pour imposer leurs ambitions. En effet, par les signatures d’accords bilatéraux et multilatéraux, la Grèce et la Turquie s’allient à différents États de la région afin d’imposer leurs propres limites à leur espace maritime. D’une part, la Turquie et la Libye ont conclu en 2019 un accord de délimitation de leur ZEE, et celle de la Turquie passe par les ZEE grecque et chypriote, et en 2022 un second accord de partage des zones de prospection d’hydrocarbures. De l’autre, en 2020, la Grèce conclut un accord avec l’Égypte, et un autre avec Chypre et Israël, pour la construction du Gazoduc EastMed qui permettrait d’amener le gaz israélien en Europe, un accord d’autant plus important alors que l’Europe souhaite diminuer sa dépendance au gaz russe.
Donc, la rivalité historique et actuelle entre la Grèce et la Turquie sur les délimitations maritimes permet de montrer comment les enjeux énergétiques et les projets hégémoniques se présentent comme des défis à l’application du droit maritime en Méditerranée orientale.
Les délimitations maritimes entre le Liban et Israël : entre tensions et succès dans l’application du droit maritime
Le 27 octobre 2022, le Liban et Israël ont conclu un accord de délimitation de leur ZEE, sous la médiation des États-Unis. Survenu dans un contexte de des rivalités entre le Liban et Israël et d’imposition des intérêts iraniens au Liban par le biais du Hezbollah contre Israël, il serait intéressant d’étudier les évolutions des tensions diplomatiques entre les deux pays autour de cette question ainsi que les implications de l’accord dans la Méditerranée orientale.
En 2007, le Liban conclut un accord bilatéral de délimitation maritime avec Chypre, qui évoque le point 1 comme marquant sa frontière maritime avec Israël, mais il rejette conséquemment ceci, faisant valoir que le droit maritime international estimait la ligne 23 comme correcte. Effectivement, dans le décret présidentiel 6433 de 2011 que le Liban envoie à l’Organisation des Nations-Unies (ONU), le point 1 n’est considéré que provisoire. Face à cela, en 2010, l’accord bilatéral entre Chypre et Israël marque la ligne 1 comme étant la démarcation avec le Liban, allant donc à l’encontre des intérêts de ce dernier. Entre 2010 et 2012, le diplomate américain Frédéric Hof propose la ligne Hof, située entre les deux, mais elle ne sera pas acceptée par les parties, notamment le Liban qui la considère contraire au droit international.
L’accord de 2022 entre le Liban et Israël aboutit à l’adoption de la ligne de démarcation numéro 23, attribuant alors le droit d’exploitation du champ gazier de Karish entièrement à Israël et de celui de Qana partiellement au Liban, mais prévoyant une rémunération à Israël également. Conclut dans un contexte de conflit entre les deux pays, cet accord souligne une avancée dans l’application du droit maritime en Méditerranée orientale. D’une part, il permet à Israël de poursuivre l’exploitation de gaz et son exportation vers L'europe, De l’autre, il est aussi intéressant pour le Liban, vu comme une potentielle issue de la crise économique, mais également comme une possible reconnaissance d’Israël comme État par l’admission de la négociation et de la signature d’un accord bilatéral.
III/ La Méditerranée orientale, terrain d’affrontement et centre d’opposition des intérêts des acteurs internationaux
Les États-Unis, la Russie et la Chine dans la Méditerranée : un théâtre des trois puissances mondiales ?
Quoiqu’elle ne garde pas la même centralité que dans la guerre froide, la Méditerranée orientale est encore aujourd’hui un espace où s’imposent et s’affrontent les intérêts des puissances internationales. La présence américaine a diminué dans la région depuis la guerre froide, notamment depuis la seconde guerre du Golfe en 2003, marquée par l’intervention militaire violente des États-Unis en Irak, menant à l’émergence d’un anti-américanisme au Moyen-Orient. Cependant, nous ne pouvons cependant pas parler d’un désengagement américain total de la région. Il faut noter qu’ils gardent effectivement d’importantes bases militaires au Moyen-Orient, comme par des bases aériennes en Turquie, une présence de soldats en Syrie, ou la base discrète « Site 512 » en Israël. Par exemple, le déploiement de navires et d’équipement militaire en Méditerranée orientale par la marine américaine depuis les attaques du Hamas du 7 octobre reflètent cet engagement encore d’actualité dans la région. Selon Aram Nerguizian, expert au Centre d’Études Internationales et Stratégiques à Washington, ce déploiement répond à un triple objectif américain, d’un soutien militaire stratégique à son allié Israël, d’une force de dissuasion contre les acteurs régionaux, et un rôle défensif si besoin.
En ce qui concerne la présence russe dans la Méditerranée orientale a augmenté depuis son intervention en Syrie, soutenant l’armée et le gouvernement de Bachar El-Assad dans la guerre civile syrienne. En plus de l’intérêt commercial, militaire, énergétique et du rapprochement historique entre les deux pays, la Russie bénéficie de sa base navale stratégique à Tartous qui lui permet d’accéder à la mer Méditerranée. Ceci lui est d’autant plus intéressant depuis l’annexion de la Crimée en 2014 lui permettant ainsi, par le port de Sébastopol dans la mer Noire, d’avoir un réseau de navigation dans les eaux chaudes. La Russie a également renforcé sa présence dans la région depuis le début de guerre en Ukraine, arrivant à l’Ouest de la Grèce et au Nord de la mer d’Égée, afin de s’opposer aux forces américaines, et avec un objectif militaire d’accès à l’Ukraine en passant par la mer Noire.
Enfin, pour la Chine, qui ambitionne de contrôler la Mer de Chine méridionale, la Méditerranée orientale reste plutôt un enjeu géopolitique lié au commerce international. Le projet des nouvelles routes de la soie cherchant à maîtriser les chemins terrestres et maritimes lui permettant d’échanger avec les autres continents passe effectivement par la Méditerranée. Il lui serait donc stratégique d’étendre son hégémonie sur le détroit de Bab El Mandeb et le canal de Suez, lui permettant d’atteindre la Méditerranée en passant par la mer Rouge. La Chine se base alors sur une coopération interétatique au sein de forums, comme l’organisation, en février 2013, d’une conférence à Rome avec six pays d’Europe du Sud. Avoir une présence sur les ports stratégiques en Méditerranée orientale lui est également important, et se manifeste par des investissements de compagnies chinoises notamment dans les ports d’Alexandrie et Port-Saïd en Égypte, d’Ashdod et Haïfa en Israël, ou de Pirée en Grèce.
Ainsi, nous pouvons en conclure que la Méditerranée orientale est un espace où s’imposent les intérêts divergents des États-Unis, de la Russie et de la Chine, que ce soit au niveau militaire, diplomatique, ou commercial. D’autres acteurs internationaux y sont aussi actifs et expriment leurs ambitions. En effet, quoique moins marquée, la Méditerranée orientale porte également une importance pour plusieurs pays européens, mais aussi pour des compagnies commerciales qui y trouvent certains intérêts.
Les acteurs européens en Méditerranée orientale
L’engagement des acteurs européen en Méditerranée est certainement moins prononcé que celui des puissances étudiées ultérieurement, mais il reste loin d’être négligeable. Que ce soit pour les organisations européennes, les États, ou les acteurs privés, cet espace maritime présente des intérêts économiques, énergétiques, militaires et politiques. Ceci se manifeste concrètement par l’intérêt des États et des compagnies gazières pour les ressources énergétiques en Méditerranée orientale, par la présence militaire de certains pays européens dans la région, ainsi que par la réponse à la question des migrations par la voie Méditerranéenne.
La Méditerranée orientale joue aujourd’hui un rôle stratégique majeur dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe, surtout lorsque cette dernière cherche à diminuer sa dépendance au gaz russe, utilisé comme outil de pression diplomatique dans le conflit russo-ukrainien. Dans ce cadre, les entreprises européennes telle la compagnie française Total Énergie ou le fournisseur italien Eni jouent un rôle majeur dans l’exploration et l’exploitation des ressources énergétiques en mer. Par exemple, ces-derniers ont découvert déjà en 2018, et puis en août et décembre 2022, de nouveaux gisements près des côtes chypriotes. Ces acteurs se sont également intéressés aux gisements égyptiens, comme par la découverte du bassin de Zohr par Eni en 2015, ainsi que par la plateforme de forage de Total Énergie envoyée au Liban après la délimitation de la frontière maritime avec Israël.
En ce qui concerne les puissances militaires européennes, quoique la Méditerranée n’est plus aujourd’hui le « lac britannique » qu’elle était, le Royaume-Uni garde une présence militaire dans la région, surtout par les bases militaires d’Akrotiri et Dhekelia au Sud de l’île de Chypre. Le cas de la France est également intéressant, puisque cette-dernière est présente en Méditerranée orientale, mais y maintient plutôt un statut observateur en surface, comme par les activités sous-marines. Il existe aussi des stratégies de coopération, notamment entre les pays Méditerranéens du Sud de l’Europe, qui leur permet de consolider leur puissance dans la région, et de collaborer stratégiquement en défense de leurs intérêts. C’est effectivement le cas en 2020 lorsqu’un exercice militaire en mer et lancé par la France et l’Italie avec la Grèce et Chypre dans un contexte de tensions avec la Turquie liés aux enjeux énergétiques.
Finalement, le sujet de la migration par voie maritime en Méditerranée vers l’Europe est une question primordiale pour les politiques européennes, tant au niveau national qu’au niveau de l’Union Européenne. Par exemple, le 18 octobre 2023, la Commission européenne a publié un « Plan d’action pour la Méditerranée orientale », poussant par exemple vers la coopération avec les pays d’origine des migrants, la sensibilisation, le cadrage de la migration légale, la surveillance des frontières maritimes, etc. La question migratoire est aujourd’hui centrale aux débats politiques européens, sources de conflits et d’actions publiques, entre sa régulation et son cadre légal, et l’enjeu humanitaire qu’elle concerne.
Ainsi, nous pouvons affirmer que les divers acteurs européens sont loin d’être à l’écart des enjeux maritimes Méditerranéens, que ce soit au niveau des enjeux énergétiques, militaires, géopolitiques ou politiques.
Conclusion
Les rivalités entres les puissances s’expriment en Méditerranée orientale, notamment depuis le XIXème siècle, qui a été marqué par les volontés impérialistes européennes et leurs intérêts économiques autour passages méditerranéens stratégiques, et en étant un terrain d’affrontement des deux guerres mondiales. Durant la guerre froide, les rivalités d’influence entre les superpuissances représentent effectivement une évolution dans les acteurs puissants sur la scène internationale et dans la région, ainsi que la montée de l’importance des enjeux énergétiques comme source de conflits. Aujourd’hui, les rivalités en Méditerranée orientale concernent à la fois les États de la région, mais aussi les puissances internationales et les compagnies gazières. Les exemples de la rivalité gréco-turque et de l’accord de délimitation de la frontière maritime entre le Liban et Israël montrent à la fois les difficultés ainsi que les avancées dans l’application du droit maritime défini par la CNUDM, ainsi que les divers enjeux d’opposition des États dans l’espace maritime. L’intérêt des États-Unis, de la Russie, de la Chine et des puissances européennes (États comme entreprises) pour la Méditerranée orientale se manifeste par une présence militaire, par la volonté de contrôle des routes commerciales, et des gisements gaziers, ou même par la réponse européenne à la question migratoire, à la source de conflits et de politiques publiques variées.
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