Le Liban, une crise à vie éternelle
Article de Laeticia Anis, Février 2024
« النظام اسقاط يريد الشعب « , » Value of Lebanese pound drops to all-time low » (Al Jazeera, 26 mai 2022), « Liban : le parlement échoue une nouvelle fois à élire un président » (Le Figaro, 14 juin 2023). Crise après crise, le pays des cèdres devient vite le pays des cendres. Pourquoi semble-t-il ne jamais s’en finir ? Qu’est ce qui explique son passage du « Paris du Moyen Orient » au 3epays avec la plus grande dette par rapport à son PIB ? Compiler une liste des facteurs externes serait quasiment impossible : comprendre et faire comprendre l’entièreté des dynamiques géopolitiques du Moyen-Orient prendrait bien plus que 5 pages. Il fallait donc me limiter aux 10,452 km carrés du Liban et rester dans ses frontières – puisqu’il y’a surement des facteurs internes qui pérennisent la crise libanaise. Mais quels sont-ils ?
Le Liban, une instabilité...
...économique
Je n’étais pas surprise à voir que l’élément qui revient le plus souvent est celui de l’instabilité économique : depuis 2019, on parle de crise économique et financière au Liban. De la corruption par-ci, des usages personnels de l’argent publique par-là, et soudainement le pays se retrouve avec une dette écrasante de 150% du PIB (s’élève aujourd’hui à 280%, la 3e la plus importante mondialement) et une boucle de prêts puis endettement qui semble infinie. Mais pourquoi cette dette serait-elle différente de celle des Etats-Unis (120%) et du Japon (240%) ? Le mécanisme est en réalité simple :
La crise trouve sa source dans un manque initial de réserve en dollar, puisque dans les dernières années menant à 2019, le Liban importait systématiquement plus de produits qu’il n’en exportait. A la place d’investir dans des projets qui pourrait ramener de la richesse au pays et de baisser les couts inutiles, l’Etat s’est contenté de prêter (illicitement) de la réserve de la Banque Centrale (soit l’argent du peuple). Mais soudainement, une première vague de contestations éclate et les banques cessent de fonctionner : l’argent cesse de rentrer dans les banques mais continue à y sortir aux mains de l’Etat. La réserve se creuse donc, et les politiciens bien connectés réussissent à extraire leurs richesses avant que la situation ne s’empire, ce qui accélère l’inévitable dévaluation dévastatrice de la monnaie. Avec une valeur réelle arrivant à 100 000 (voir graphique) suit une réponse de tentative de conversion en masse du Livre Libanais en Dollar Américain. Problème : les banques n’ont plus leur réserve en dollar.
Cette inflation se traduit par une polarisation extrême des populations : l’extrême minorité de 6% (selon l’Orient-le Jour) qui gagnait sa vie en dollar en profite de la dévaluation de la monnaie pour s’enrichir, et le reste voit leur salaire baisser en dessous des 221$ par mois (voir graphique). La pauvreté extrême devient généralisée avec près de 82% de la population étant dans une situation de pauvreté multidimensionnelle selon la CESAO. La crise devient disproportionnée, l’Etat doit agir. Que fait-il donc ? Il choisit de répondre à la crise en …rajoutant plus d’impôts à une population qui peine à subvenir à ses besoins. Mais la goute de trop qui fait tout couler, c’est l’annonce en octobre de l’impôt sur les appelles WhatsApp à la hauteur de 0,20$/j.
Est-ce le moment où la crise se transmet au politique ? Qu'obtient-on lorsqu'on ruine une population qui se trouve délaissée sans rien à perdre ? La Thawra.
...politique
17 Octobre 2019 : à chaque fois que je demande à un libanais, « La Thawra, c’est quoi pour toi ? », je suis toujours surprise de tomber sur une réponse différente. C’est une reprise du pouvoir, c’est l’anarchie, c’est la revanche, c’est la révolution. Mais le pouvoir symbolique de la Thawra vient du fait que, fondamentalement, c’est un moment semblable à l’unification (au moins au départ) de personnes qu’on pensait être condamnées par leur diversité. En réalité, la Thawra c’est le moment où les communautés du Liban deviennent une population libanaise. C’est d’autant plus représentatif que ce moment d’unification s’organise pour faire chuter le gouvernement en place.
Mais lorsqu’ils réussissent, le 30 octobre 2019 quand Saad Hariri président du conseil des ministres démissionne et le président Michel Aoun accepte la démission de son gouvernement, l’esprit collectif semble vite s’effacer. Si le va-et-vient pour le poste de président du Conseil des ministres entre Saad Hariri, Hassane Diab (19 septembre 2019 – 4 août 2020), Mostapha Adib (31 août – 26 septembre), re-Saad Hariri (octobre – 15 juillet 2021) et Najib Mikati (10 septembre 2021 – aujourd’hui) semble bien montrer l’incapacité des électeurs et élus de se mettre d’accord, les 12 tentatives d’élection d’un président de la République sont d’autant plus représentatives (voir frise). Le Liban se trouve donc dans une impasse : comment faire Etat avec un gouvernement à la fois vacant et changeant en permanence ? La division des députés est alors signe d’une instabilité, mais c’est aussi le reflet d’une division beaucoup plus profonde : le peuple serait-il finalement victime de sa différence ?
Le Liban, une mosaïque...
...ethnique
Revenons à l’origine de cette diversité problématique : après des décennies de guerre, le Moyen Orient ne ressort pas tel qu’il était avant les nombreux crises et conflits qui l’ont croisé : le conflit israélo-arabe puis israélo-palestinien, les deux Guerres du Golfe, les Printemps Arabes et leurs conséquences. Avec la mutation des paysages et des relations, la distribution ethno-démographique doit à son tour changer : la composition de la population libanaise sert presque comme un atlas de ce changement. Comment sommes-nous arrivés à un stade de diversité qui, à l’inverse de
Tout commence par l’immigration, avec des flux importants de réfugiés cherchant à fuir le danger de la guerre, de la dictature, et de la pauvreté. C’est pour ces raisons respectivement qu’on retrouve au Liban quelques 480 000 Palestiniens, près de 400 000 Syriens, et plus de 100 000 Sri Lankais. Ensuite place à l’émigration : alors qu’il est difficile de quantifier avec exactitude la diaspora libanaise, celle-ci est estimée à 12 millions de libanais à travers le monde, plus du double de la population actuelle du Liban (5,6 millions). Le résultat de cet « échange » démographique : un sentiment de menace identitaire et de perte du contrôle de leur pays chez les libanais, sentiment de discrimination et d’altérité des immigrés, une ségrégation et des tensions palpables entre les deux camps.
...confessionnelle
Que la division de la population soit une conséquence ou une cause de la crise libanaise, elle reste un fait qui est d’abord historique. Puisque ce sont les divisions confessionnelles qui sont à la base de l’organisation « temporelle » du gouvernement libanais. Après son indépendance en 1943, le but était d’assurer la stabilité et éviter les conflits entre chrétiens et musulman en appliquant une représentativité centrée sur les deux religions majoritaires. Les fonctions sont d’abord reparties via un accord informel qui attribue la présidence de la république à un chrétien maronite, qui nomme le premier ministre, lui, sunnite, et la présidence du parlement à un musulman chiite. Ensuite place aux sièges parlementaires : une faible majorité de 55% est attribuée aux chrétiens, le reste aux musulmans ; une distribution proportionnelle à la démographie de l’époque.
Cependant, deux problèmes se révèlent au fur de l’application de cette mesure. Premièrement, la répartition fonctionnelle reste fixe alors que la répartition démographique, elle, change en permanence (comme on a pu le voir). Les chrétiens représentent 75% des émigrations du Liban entre 1975-77, 90% des immigrants palestiniens (les plus nombreux au Liban) sont musulmans, et le taux de fécondité des musulmans au Liban est historiquement plus élevé (en 1971, 3,56 pour les chrétiens et 5,64 pour les musulmans). Le taux de chrétiens baisse, aujourd’hui évalué à 32%, et celui des musulmans augmente. Mais la distribution des sièges reste identique : il y a une inégalité quantitative de représentation. Un deuxième problème : les musulmans (surtout chiites, les plus pauvres du Liban) critiquent les chrétiens (surtout maronites, les plus influents) d’une concentration intentionnée des pouvoirs par la distribution inégale de poids et de pouvoir entre les fonctions. Il est clair que le président de la République, chrétien maronite et chef des forces armées, détient beaucoup plus de pouvoir que le président sunnite du conseil des ministres qu’il nomme, et que le président chiite de la chambre des députés. Il y a une inégalité qualitative de représentation. Ces deux inégalités pèsent, et le pays se lance en guerre civile en 1975, déclenchée par le soutien des sunnites puis des chiites pour les Palestiniens dans leur lutte contre les chrétiens libanais. Alors que la guerre est maintenant terminée, les tensions subsistent. La population se scinde donc en groupes infiniment nombreux : palestiniens, syriens, chiites, arméniens, druzes, maronites… Le Liban a perdu sa stabilité lorsque la population a perdu son unité.
Suffirait-il d’unifier le peuple pour solidifier l’Etat ? La Thawra nous montre que les divisions finiraient quand même par prendre le dessus. Quelle est donc la raison derrière le manque de stabilité ? Il s’agirait d’un peuple qui, en plus de perdre son unité, a perdu sa nationalité.
Le Liban, un antinationalisme...
...haineux
Les communautés qui constituent le Liban ne s’identifient plus à la population libanaise et surtout, ne se reconnaissent plus dans le patriotisme libanais : le nationalisme qui aurait pu auparavant accompagner les esprits à travers toutes les crises, s’enterre petit à petit. Les taux importants d’immigration nous le montre, la position du pays en 136e sur 137 États classés dans le classement du « Happiness Index » nous le confirme, et la prise en compte de la corruption dans cet index nous l’explique. On comprend donc que la source majeure et première de l’antinationalisme est la corruption qui traverse le pays.
Cette corruption est avant tout présente chez les politiciens, dont les noms d’une poignée (dont Najib Mikati, Muhammadd Baasiri, Marwan Kheireddine) figurent dans les Pandora Papers d’octobre 2021 démasquant un scandale d’évasion fiscale. Elle découle ensuite vers les institutions dirigées par ces individus. Le cas de Riad Salemeh est assez explicatif : chef de la Banque Centrale depuis 1993, son nom figure aussi dans les documents Pandora, puisqu’il se retrouve depuis mars 2023 emmêlé dans une enquête de blanchiment d’argent à la hauteur de 330 Millions de dollars. Ce n’est alors sûrement pas une coïncidence que cette même Banque Centrale ait fixé un taux d’intérêt de 13,67% en juillet 2019 juste avant la crise, pour attirer l’argent public et l’empocher plus ou moins discrètement. Les analyses de The Policy Initiative nous montre qu’en 2020, 74% des dépenses en assurances sociales étaient dédiées aux emplois publics même s’ils ne représentent que20% des emplois. L'economist Nassib Ghobril de Byblos Banques explique : « Le budget de 2019 était presque entièrement axé sur les augmentations.
Les accords du Caire du 3 novembre 1969 entre les fedayin de l’OLP et l’armée libanaise légalisent la présence armée et riposte des fedayin au Liban, créant des tensions entre chrétiens maronites au pouvoir, Israël, et les Palestiniens musulmans au Liban.
A titre d’illustration, la diaspora libanaise au Brésil seul est estimée aux alentours de 7 Millions de personnes selon le ministre des Affaires étrangère du pays, plus que la population entière du Liban. D’impôts, avec des tentatives très timides et peu convaincantes de réduction des coûts », notant qu'il y avait quelque 90 institutions publiques qui auraient très bien pu être dissoutes, et des milliers d’emplois fantômes improductifs dans le secteur public. Le libanais a maintenant trois raisons de quitter son pays : les postes clés du gouvernement sont vacants, ceux qui se remplissent changent en permanence, et ceux qui restent stables souffrent d’une corruption historique. Donc il quitte, laissant derrière lui un Etat qui peine à se relever sans main d’oeuvre qualifiée pour l’aider dans son développement.
Pierre Pinta écrit dans son livre Le Liban : « Si l'État ne veut pas défendre la patrie, nous (le peuple) la défendrons ». Hélas, cela n’est plus le cas : l’Etat corrompt la patrie, et sa population la fuite. Mais vers où ? Sur quoi se base le libanais si ce n’est une appartenance nationale ?
...religieux
La religion, ou plutôt la religiosité des partis politiques : Hezbollah, Amal, les Phalanges libanaises ; que ce soit chez les musulmans ou chrétiens, la religion teint la scène politique libanaise pour remplir le vide de la nation. Ce n’est pas pour rien que le Hezbollah gagne le titre d’« Etat dans un Etat (sans Etat) ». La pauvreté extrême, le désespoir général et l’absence de président fort créent un besoin de soutien, de repère, donc d’un leader charismatique qui pourra remplir ces fonctions. Et les chefs de ces partis politico-religieux sautent à l’occasion de recruter des personnes qui n’ont nulle part où aller, et créent une communauté. Nada Ghosn écrit pour l’Orient-le Jour : « Face au vide étatique, au désespoir, aux maladies ou aux catastrophes naturelles, nombreux sont les Libanais qui s'en remettent à Dieu ».
Cette situation cause deux problèmes : Premièrement, le rattachement des citoyens devient plus religieux que national, ce qui veut dire qu’il y a un manque de patriotisme qui pourrait inciter une participation politique saine, un dialogue et échange d’idée démocratique, et la défense de et lutte pour sa patrie, nécessaires pour le bon fonctionnement d’un Etat. Deuxièmement, certes il y a un repère qui est trouvé, mais celui-ci n’est pas le même de personne en personne : il y a une discordance des valeurs religieuses intériorisées, qui crée des tensions beaucoup plus dangereuses et pérennes qu’un désaccord d’idée politique. Le contexte battit condamne forcément le pays à entrer en guerre civile, et c’est ce qui s’est passé en 1975 : avec à la tête du conflit ces mêmes partis politiques, les tensions sont confessionnelles, et le combat très violent.
Le schéma final se construit ainsi : ce qui commence comme une crise financière, se généralise et se matérialise en crise économique. Les conséquences basculent au social et la révolution éclate ; on demande un changement gouvernemental que les dirigeants échouent à réaliser, la crise devient politique. Pour combler le vide étatique crée, la population déjà (trop) diversifiée se tourne vers le confessionnel, mais se trouve fractionnée face à l’infinité de choix qui lui sont présentés. La « guerre de tous contre tous » de Hobbes devient la « Guerre des Dieux » de Weber. La crise s’est pérennisée au moment où sa source s’est sacralisée. Et elle restera ainsi jusqu’à ce qu’elle retourne à l’échelle du mortel. En attendant, le Liban reste victime de sa crise « à vie éternelle ».
Bibliographie
Ces chiffres sont basés sur des estimations de l’UNHCR, l’UNRWA et du livre « Migration et politique au Moyen- Orient »(F. de Bel Air, 2006)2 TAOUTEL, Christian. « The Lebanese diaspora or “To die, to leave, to come back... the Game of Swallows” » , 2022, p.
197‐2003 McDOWALL, David, Lebanon: A conflict of minorities. The Minority Rights Group, Report No. 61, London, 1986. P. 8.
Les accords du Caire du 3 novembre 1969 entre les fedayin de l’OLP et l’armée libanaise légalisent la présence armée etriposte des fedayin au Liban, créant des tensions entre chrétiens maronites au pouvoirs, Israël, et les Palestiniens musulmans au Liban.
A titre d’illustration, la diaspora libanaise au Brésil seul est estimée aux alentours de 7 Millions de personnes selon le ministre des Affaires étrangère du pays, plus que la population entière du Liban.