Régimes politiques et sociétés conflictuelles : cas de la Suisse, du Liban et de l’Irak

Article de Mark Elian, Mars 2024

Introduction :

Le monde dans lequel nous vivons est en mouvement. Ce qu’on pensait être statique, notamment dans le cadre de la guerre froide, a été bouleversé par les événements qui se sont déroulés durant les dernières décennies et qui ont déstabilisé des régions entières. Des problèmes en lien (ou pas) avec les régimes politiques ont émergé dans des régions découpées non selon le principe des nationalités, mais peut-être selon les intérêts des grandes puissances à un moment donné, et ce malgré le fait que certains de ces régimes aient pu fonctionner ou perdurer tant bien que mal pour une certaine période. De l’interventionnisme américain au Moyen-Orient jusqu’aux guerres civiles intraétatiques, en passant par l’agitation et parfois même le renversement des rapports de forces, c’est le régime politique des différents pays de la région qui a finalement été remis en question. Les tensions latentes - et non pas inexistantes - ont fini par émerger. C’est justement ce lien entre régimes politiques et sociétés conflictuelles que nous chercherons à mieux comprendre à travers une perspective comparative impliquant trois pays, donc trois sociétés, qui ont connu, certes à des périodes différentes, des épisodes de guerres, de conflits et de tensions. Nous nous intéresserons à la Suisse, au Liban et à l’Irak. Les sociétés dites « conflictuelles » sont souvent associées à des États souffrant de divisions internes d’ordres culturel, ethnique, religieux, linguistique ou autre, divisions qui peuvent parfois avoir un impact sur la situation économique des États en question. Donc, naturellement, on les retrouve aujourd’hui et de manière générale dans les pays en voie de développement, notamment au Moyen-Orient. D’un côté, l’Europe a relativement toujours été synonyme de développement et de « modernité ». D’ailleurs, dans le premier chapitre de leur ouvrage intitulé Histoire politique du XIXème siècle (2001), les historiens Nicolas Delalande et Blaise Truong-Loï affirmaient clairement que « le XIXème siècle est […] le creuset de la modernité politique et sociale qui façonne les XXème et XXIème siècles », et qu’il est « marqué par de profondes transformations dont les conséquences économiques, politiques et sociales sont encore aujourd’hui très visibles ». Sauf qu’en dehors de l’Europe, cet héritage de modernité - de nature politique dans le cadre de notre sujet - est moindre, sinon quasi-inexistant. D’un autre côté, la cohésion de ce continent et son unité, tant entre les pays qu’au sein de ces derniers eux-mêmes, ont souvent été remis en question, étant traversées par des dynamiques conflictuelles, parfois sur fond de divisions au sein de la société. Ainsi, le choix de nous intéresser au cas suisse peut s’expliquer par le fait que ce pays ait traversé et fut marqué par des guerres et des tensions à caractère identitaire durant les derniers siècles. Nous nous concentrerons principalement sur la guerre du Sonderbund de 1847, guerre qui a eu en quelque 2 sorte un avant et un après, notamment au niveau institutionnel. En ce sens, la Suisse peut bel et bien être considérée comme un exemple de société conflictuelle à un moment donné, dans un cadre historique qu’il conviendra de bien délimiter et d’expliciter. Quant au système politique suisse, le fédéralisme, il constitue sans doute un élément fondamental de notre étude, tant il est, comme de nombreux régimes politiques dans le monde, étroitement lié à des considérations historiques et - surtout - sociétales, qu’il faudra analyser. Quel rapport existerait-il alors entre la Suisse, l’Irak et le Liban ? À première vue, nombreux sont ceux qui avanceraient que ces deux derniers pays sont davantage plus « comparables » entre eux qu’entre l’un d’eux et la Suisse, ou entre les trois pays ensemble. Mais - et il convient de le répéter - les trois pays en question sont réputés pour leurs sociétés, à une époque ou à une autre, par le passé ou par le présent, « conflictuelles » (guerres de Kappel en Suisse en 1529 et 1531, guerres de Villmergen également en Suisse en 1656 et 1712, guerre du Sonderbund en 1847, guerres civiles de 1860 au Mont-Liban, et de 1958 voire de 1975 au Liban, guerre civile de 2006 en Irak, etc…). Les trois pays sont marqués par une diversité confessionnelle, ethnique, linguistique ou culturelle. La Suisse et l’Irak sont tous les deux des États fédérés aujourd’hui, et le fédéralisme revient souvent comme alternative à l’immobilisme politique du Liban. Sauf que les politologues ainsi que tout observateur s’accordent à dire que le fédéralisme fonctionne plus efficacement en Suisse qu’en Irak, si bien que ces derniers parlent de « formule magique » pour vanter l’efficacité de leur régime politique. Dès lors, des liens de causalité et/ou de corrélation peuvent être interrogés, que ce soit entre les facteurs identitaires, culturels ou autres au sein de la société d’une part, et les divisions et la conflictualité de cette dernière d’autre part ; entre un régime politique d’un côté, et sa capacité à s’adapter voire à pacifier des sociétés de l’autre côté, etc… Ainsi, notre hypothèse s’avère de plus en plus claire. Elle consiste en la confirmation ou l’infirmation des facteurs précédemment cités (religion, ethnie, culture, langue, etc…) comme cause partielle ou totale d’une certaine conflictualité au sein de la société, et, dans une plus large mesure, de la pertinence et de l’efficacité du système politique comme réponse et/ou (in)adaptation au réel conflictuel. D’où la question qui constitue le fil conducteur de notre étude : « Dans quelle mesure l’histoire et les institutions politiques permettent-d’elles d’affirmer que le modèle suisse offre une alternative possible et viable pour des sociétés conflictuelles actuelles, telles que le Liban et l’Irak ? ». De manière globale, le sujet et la question posée nous permettent d’interroger un monde qui, à l’heure actuelle et comme précédemment mentionné, est en mouvement. Mais ils visent aussi à interroger des paradigmes qui, s’ils existaient auparavant, ne sont plus les mêmes. Cela pourrait éventuellement - et nous l’espérons sincèrement - bénéficier à la communauté de chercheurs en 3 sciences politiques et, plus particulièrement, en politique comparée, qui - sauf erreur de notre part - ne dispose pas d’étude comparative sur la société et les institutions de ces seuls trois pays combinés. Explorer, analyser, mais aussi et surtout comparer des sociétés multiculturelles et/ou multiconfessionnelles dont les composantes, à des degrés divers et pour des raisons variées, se retrouvent à vivre ensemble : en cela consiste l’originalité de notre démarche, démarche qui se propose également d’étudier les liens entre « régimes politiques et sociétés conflictuelles » en Suisse, au Liban et en Irak. Pour cela, nous mobiliserons simultanément des variables qualitatives et, éventuellement, qualitatives, relatives à l’histoire, à la culture/religion et aux institutions politiques de ces trois pays.

Hypothèse 1 : Les sociétés multiculturelles/multiconfessionnelles sont synonymes de divisions et de conflits. Dans la démarche de cette première partie, nous allons nous intéresser à l’étude de deux aspects. Dans un premier temps, nous proposerons un aperçu comparatif des sociétés suisse, libanaise et irakienne. Bien entendu, c’est bien sous le prisme de leur composition religieuse, culturelle et/ou linguistique que cela sera abordé. Il sera important de prendre en compte leurs éventuelles évolutions au fil du temps, et donc de l’histoire. Bien que cela ne soit pas le fil conducteur de notre étude et qu’elle a été dite dans un contexte particulier qui est le contexte français, nous nous proposons de reprendre la citation de Philippe de Villiers dans son ouvrage Les cloches sonneront elles encore demain ?, publié en 2016 et qui met l’accent sur le poids - parfois exagéré - que peuvent accorder certains à la démographie : « L’histoire, c’est la démographie. C’est elle qui l’enfante. Et elle est sans pitié quand elle redistribue les cartes. Car c’est elle aussi qui commande toutes les dynamiques de puissance et parfois tire un trait sur les peuples qui ne veulent plus vivre, parce qu’ils n’ont plus la force de se perpétuer ». Dans un second temps, nous nous pencherons sur les divisions qui découlent de cette pluralité, divisions qui débouchent éventuellement sur des conflits violents qui marquent profondément les sociétés qui y sont touchées, voire souvent déchirées par ces dynamiques identitaires. Avant de nous intéresser aux sociétés de la Suisse, du Liban et de l’Irak, situons géographiquement ces trois pays. La Suisse est un pays d’Europe centrale ayant pour États frontaliers la France à l’ouest et au nord, l’Autriche et le Liechtenstein à l’est, et l’Italie au sud. Contrairement à elle, et caractéristique commune au Liban et à l’Irak, ces derniers se trouvent dans un autre continent, l’Asie, et plus précisément au Moyen-Orient. Le Liban est un petit État du Proche- Orient d’un peu 4 plus de 10000 kilomètres carrés dont les frontières sont délimités par la Syrie au nord et à l’est, par Israël au sud et par la Mer Méditerranée à l’ouest. Quant à l’Irak, c’est un État d’Asie occidentale entouré de la Turquie au nord, de la Syrie et de la Jordanie à l’ouest, du Koweït et de l’Arabie saoudite au sud, et de l’Iran à l’est. Les sociétés suisse, libanaise et irakienne sont riches et diversifiées en termes d’appartenance religieuse. Dans les trois pays en question, il n’y a pas de religion qui domine les autres de façon écrasante, ce qui laisse entendre l’existence de minorité(s) plus ou moins importante(s). En Suisse, la population a traditionnellement toujours été catholique, et ce jusqu’à l’apparition du protestantisme à partir des années 1520. D’après une enquête par échantillonnage réalisée en 2020 et appelée « relevé structurel », 46,7% des Suisses étaient catholiques en 1970, alors que 48,8% se déclaraient protestants. Ce n’est que vers la fin du XXème siècle que l’athéisme et l’agnosticisme vont prendre de l’ampleur non seulement chez les Suisses, mais dans de nombreux pays occidentaux. Ainsi, aujourd’hui, le nombre de catholiques en Suisse a significativement diminué, passant à 33,8% en 2020. La chute du nombre ou, pour être plus précis, du pourcentage de protestants suisses, est encore plus importante, puisque ces derniers ne représentent aujourd’hui que 21,8% de la population. Logiquement, c’est le pourcentage de personnes sans religion qui a augmenté durant ces dernières décennies, passant du chiffre négligeable de 1,2% en 1970 à plus de 31% aujourd’hui. Quant aux musulmans, ils demeurent une minorité en Suisse, malgré qu’ils soient passé de 0,2% à 5,4% en 50 ans. Décrivons maintenant la répartition confessionnelle au Liban. Dix-sept confessions ou « communautés » religieuses y sont officiellement reconnues : les chiites, les sunnites, les druzes, les alaouites, les maronites, les grec-orthodoxes, les grec-catholiques, les arméniens orthodoxes, les arméniens-catholiques, les protestants, les assyriens, les chaldéens, les latins, les syriaques orthodoxes, les syriaques catholiques, les coptes et les israélites. Il est important de noter que le dernier recensement officiel de la population libanaise a eu lieu en 1932 et donnait un maigre avantage aux chrétiens (51%), si on venait à les considérer comme une seule entité religieuse englobant toutes celles citées ci-dessus. Cela rend la tâche que nous nous sommes fixée - à savoir la détermination de l’appartenance religieuse au sein de la population - plus ou moins difficile. Sauf qu’il existe des estimations basées sur des études universitaires ou sur les listes électorales du gouvernement libanais, étant donné que la religion est toujours inscrite sur la fiche d’état civil. Mais même ces dernières sont imprécises, puisqu’elles ne prennent en compte que les individus de plus de 21 ans (donc en âge de voter) et qui se sont inscrits pour voter. On se contentera de relever les 5 chiffres les plus cohérents et qui reviennent le plus souvent : aujourd’hui, il y aurait au Liban, et hormis les résidents étrangers et les réfugiés syriens et palestiniens, environ 35% de chiites, 30% de sunnites, 30% de chrétiens (dont une majorité de maronites) et 5% de druzes. À titre de comparaison avec la Suisse, et en simplifiant les chiffres, on pourrait dire qu’il y a aujourd’hui, dans les deux pays, trois communautés ou trois sentiments d’appartenance religieuse, représentant chacun(e) un bon tiers de la population : catholiques, protestants et sans religion en Suisse, chrétiens maronites, sunnites et chiites au Liban.

Quant à l’Irak, elle n’en demeure pas moins diversifiée sur le plan religieux. Le « triptyque » ou, en d’autres termes, l’existence de trois communautés au poids conséquent, est également présent en Irak, mais dans des proportions différentes. Si la quasi-totalité des Irakiens est aujourd’hui musulmane (95%) - comme c’est le cas pour la quasi-totalité des croyants suisses qui sont chrétiens - ils ne sont pas d’une seule et même obédience. On pourrait parler, comme dans les cas de la Suisse et du Liban, de trois communautés au poids conséquent : les Chiites, les Sunnites Arabes et les Kurdes. Le mot « communauté » est à prendre avec beaucoup de précaution, étant donné qu’il n’implique pas seulement le facteur religieux. En effet, en Irak, la religion, l’ethnie et - nous le verrons plus tard - la langue sont étroitement imbriquées et rendent les distinctions que nous faisons davantage complexes et, à la limite, « perméables ». À titre d’exemple, les Chiites et les Sunnites sont tous les deux arabes. Quant aux Kurdes, ils sont, pour la grande majorité d’entre eux, de confession sunnite. On pourra donc se contenter du mot « Sunnites » pour désigner les Irakiens sunnites qui ne sont pas d’ethnie kurde mais plutôt arabe. En termes de chiffres, les Chiites représentent depuis maintenant plusieurs années, voire décennies, la majorité de la population irakienne (environ 55%), contre environ 21% pour les Kurdes et 19% pour les Sunnites. Il existe d’autres minorités au poids négligeable telles que les Assyriens, les Arméniens et les Turkmènes. Maintenant que nous avons eu droit à un aperçu plus ou moins détaillé de la composition religieuse et/ou ethnique de la Suisse, du Liban et de l’Irak, il convient de nous intéresser brièvement à la répartition géographique de ces différentes communautés au sein même de ces pays. En d’autres termes, nous chercherons à voir si ces dernières s’inscrivent dans le cadre d’une certaine homogénéité ou hétérogénéité d’un point de vue territorial. En Suisse, chaque canton - soit une entité administrative et territoriale autonome dans le cadre du fédéralisme - se réclame traditionnellement soit catholique, soit protestant. Par exemple, les cantons d’Uri, Schwytz, Nidwald, Obwald, Lucerne, Tessin et Valais au centre et au sud de la Suisse sont très majoritairement catholiques (à plus de 60%) et forment un ensemble territorial continu, tandis 6 que les cantons de Berne, Zurich, Glaris, Schaffhouse et Thurgovie sont davantage protestants et ne forment pas d’ensemble géographique véritablement cohérent. À cela s’ajoute le fait qu’il n’existe (presque) pas de canton qui soit exclusivement catholique ou entièrement protestant. En réalité, les fidèles des deux religions coexistent dans chaque canton, certes dans des proportions différentes. Donc, pour revenir à la notion d’homogénéité, on pourrait dire qu’elle est applicable si on venait à colorier chaque canton avec une couleur qu’on attribuerait à la religion qui y est majoritaire. Mais la réalité rend la tâche plus complexe et tend davantage vers une hétérogénéité. Sans oublier la nouvelle donne que constitue aujourd’hui les personnes athées ou agnostiques, de plus en plus nombreux en Suisse. La situation que nous venons de décrire est similaire au Liban. les différentes confessions ont beau occuper des régions géographiquement différenciées, ces dernières n’en demeurent pas moins homogènes. Exactement comme pour la Suisse, il y a souvent une confession qui domine numériquement d’autres. Les confessions quantitativement importantes sont toutes présentes en ville comme à la montagne. À titre d’exemple, les sunnites sont surtout présent dans les graandes villes du pays (Beyrouth, Saïda et Tripoli) où ils sont majoritaires, mais aussi dans les montagnes du Akkar au nord du pays. Les chiites, traditionnellement présents au sud du pays et au nord de la plaine de la Bekaa, sont depuis plusieurs décennies maintenant également installés dans la banlieue sud de Beyrouth. Les maronites sont majoritaires dans une région ironiquement appelée le « Maronistan », qui s’étend du nord de Beyrouth à Zghorta, au nord du pays. Ils coexistent par contre avec les Druzes dans la montagne du Chouf. Quant aux grec-catholiques et aux grecorthodoxes, ils sont généralement minoritaires dans toutes les régions qu’ils habitent, sauf à Zahlé pour les premiers et au Koura pour les seconds. Contrairement à la Suisse et au Liban, l’Irak dispose d’une certaine homogénéité territoriale en termes ethno- religieux. Si la capitale Baghdad et ses environs sont mixtes, le sud et le sud-est du pays sont largement peuplés de chiites, notamment à Bassora, Nasiriyya et Nadjaf. Les sunnites arabes sont quant à eux présent au nord-ouest, où Mossoul est l’une des plus grandes villes du pays. Enfin, les Kurdes habitent surtout le nord et le nord-est du pays, dans une partie de ce qu’on appelle le Kurdistan, ensemble territorial cohérent et ethniquement homogène, formé de la Turquie orientale, du nord-est de la Syrie, du nord de l’Irak et du nord-ouest de l’Iran. La ville d’Erbil est leur fief. À noter que l’ouest et le sud-ouest de l’Irak est faiblement habité.

Donc si nous venons à accorder à chaque communauté une couleur sur une carte de l’Irak, cette dernière serait de loin plus facile à lire et à comprendre devant la complexité des puzzles suisse et libanais. Pour ce dernier d’ailleurs, c’est pour cela, entre autres, que l’historien Henry Laurens affirmait ironiquement la 7 phrase suivante : « Si vous avez compris quelque chose au Liban, c’est qu’on vous l’a mal expliqué ». Intéressons-nous maintenant à l’usage de la langue dans ces trois pays. Le Président français François Mitterrand déclarait bien que « c’est blesser un peuple au plus profond de lui-même que de l’atteindre dans […] sa langue ». Cette citation reflète bien l’importance de la langue comme vecteur identitaire pour les pays et pour les peuples. La langue, entre autres, constitue le pilier de l’identité d’un peuple et fait que l’on puisse distinguer telle ou telle culture d’une autre. Sauf que les Suisses ne parlent pas tous la même langue. Tout comme au niveau de la religion, la Suisse est autant diversifiée sur le plan linguistique. L’allemand, le français et l’italien sont les trois langues officielles du pays et, à en croire l’Office fédéral de la statistique, sont parlés respectivement en 2018 par 62,2% de la population, 22,9% et 8%. Cette spécificité suisse peut s’expliquer en grande partie par le fait que la Suisse a toujours été à la croisée stratégique de trois pays et donc trois langues : l’Allemagne au nord (à laquelle on pourrait ajouter l’Autriche à l’est, où on parle également l’allemand), la France à l’ouest, et l’Italie au sud. À noter enfin qu’il existe en Suisse une quatrième langue, le romanche, qui dispose du statut de langue nationale et qui est parlée par environ 0,5% de locuteurs. Ces quatre langues s’inscrivent dans un découpage linguistique et, dans une certaine mesure, territorial, que la Suisse reconnaît et qui est à la base du principe du plurilinguisme. Ainsi, on parlera de la Suisse alémanique ou Suisse allemande pour désigner la partie germanophone du pays. De même pour la Suisse romande ou, plus rarement, française, pour la partie francophone, et la Suisse italienne pour la partie italophone…

Le cas de la Suisse est, au niveau de la langue, plus proche du cas de l’Irak, où deux langues officielles sont inscrites dans la constitution du pays depuis 2004 : l’arabe et le kurde. La langue arabe est parlée par la majorité de la population, puisque 70% des Irakiens auraient l’arabe pour langue maternelle. Quant au kurde, il serait en toute logique parlé par la population kurde, donc par un peu plus de 20% de la population. Il y a donc en Irak un rapport étroit entre ethnie et langue, les Irakiens d’une même ethnie parlant la même langue. C’est le cas au Liban, où la notion d’ethnie est certes beaucoup moins pertinente - elle ne fut d’ailleurs pas abordée plus haut - puisqu’il n’y a que la minorité - au poids conséquent - arménienne qui peut être considérée comme une ethnie à part et qui parle l’arménien en plus de l’arabe. Contrairement à la Suisse et à l’Irak, le Liban ne dispose que d’une seule langue officielle qui est l’arabe. 8 Pourquoi avoir longuement parlé de la religion, de l’ethnie et de la langue ? Pourquoi avoir tellement décrit et comparé les cultures de la Suisse, du Liban et de l’Irak ? Dans ce qui suit, nous allons voir que ces éléments ont été à la base de nombreux conflits dans ces trois pays ou, du moins, sont revenus souvent dans les discours, que ce soit avant, pendant ou même après les conflits. Comme mentionné précédemment, la Suisse a toujours était divisée entre catholiques et protestants. Cette division n’était pas que théorique ou administrative, puisque de nombreuses guerres y ont eu lieu sur fond religieux. Ici, nous allons remonter aux années 1840, avec la guerre du Sonderbund (1847), qui est une guerre civile par excellence, à visage sécessionniste, et qu’il convient de contextualiser. Précisons avant tout que la langue, contrairement à la religion, ne joue quasiment aucun rôle dans cette guerre. La Suisse des années 1800-1840 est traversée par des tensions politiques et religieuses entre les cantons qui, précisons-le, avaient gardé chacun leur autonomie religieuse. Ainsi s’opposent les cantons dits conservateurs catholiques d’une part, aux cantons dits radicaux anti-cléricaux d’autre part. Ces derniers souhaitent l’unification de la Suisse et l‘instauration d’un gouvernement central. En effet, il est important de préciser que la Suisse est, à l’époque, une confédération : celle dite des XXII cantons (1813-1848). Pour rappel, une confédération est une forme d’organisation politique désignant l’union d’États indépendants qui décident de s’unir tout en gardant leur souveraineté, et ce par le biais de la signature de traités. Les prémices de la guerre du Sonderbund remontent à 1841, lorsque fut décidée par les radicaux, à majorité protestante, la suppression des couvents dans le canton mixte d’Argovie. Sauf que cette décision allait à l’encontre d’un article du Pacte fédéral signé en 1815 et qui garantissait l’existence des communautés religieuses. Alors, le canton de Lucerne, à majorité catholique, prend la décision en 1845 de confier aux jésuites la direction de l’enseignement secondaire, chose vécue par les protestants comme une provocation. Sauf que ces derniers ne peuvent juridiquement rien faire pour dissuader le canton de Lucerne dans sa démarche, puisque, comme nous venons de le dire, chaque canton est souverain en ce qui concerne ses affaires intérieures. Dans ce contexte, les protestants, menés par le général Ulrich Ochsenbein, vont avoir recours à la force en envahissant le canton de Lucerne, toujours en 1845. Sauf que cette tentative d’invasion se heurte à la résistance locale et se solde par une défaite lamentable. Face à la menace protestante, les catholiques tentent de s’organiser et créent unilatéralement l’alliance du Sonderbund, qui regroupe les cantons de Lucerne, Uri, Schwyz, Unterwald, Zug, Fribourg et Valais. Le 20 juillet 1847, la Diète fédérale, où les radicaux sont majoritaires, vote la dissolution de l’alliance du Sonderbund. Face au refus des catholiques, les radicaux lèvent une armée de plus de 50 000 soldats menée par le général Dufour et 9 occupent successivement Fribourg puis Lucerne. En l’espace d’une vingtaine de jours, le Sonderbund doit abdiquer et la guerre prend fin. Le caractère profondément religieux de la guerre du Sonderbund est également présent dans la guerre civile qu’a connu le Liban 125 ans plus tard, de 1975 à 1990. Si, comme mentionné dans notre introduction, le Liban a connu de nombreuses guerres civiles, c’est à celle-ci en particulier qu’il convient de nous intéresser, tant elle est révélatrice des divisions communautaires et confessionnelles au sein de sa société. Comme nous avons pu le voir, l’équilibre entre les différentes communautés a toujours été fragile, notamment lorsque l’on s’inscrit dans le cadre du confessionnalisme politique, qui est un système de gouvernement qui distribue le pouvoir politique entre les différentes communautés religieuses proportionnellement au poids de chacune dans la population. Fondé sur la base du recensement de 1932 où les chrétiens étaient de peu majoritaires, ces derniers sont logiquement les plus représentés au sein du pouvoir, sur la base du ratio de 6 chrétiens pour 5 musulmans au Parlement, en plus d’un président de la République de confession maronite aux prérogatives assez étendues. Avec une évolution démographique favorable aux musulmans, notamment avec l’afflux de réfugiés palestiniens à majorité sunnite, ce statu quo sera de plus en plus remis en question. Les tensions deviennent de plus en plus palpables entre chrétiens nationalistes d’une part et musulmans pro-palestiniens d’autre part, et seront à la base d’une guerre sanglante entre différentes factions. Bien qu’il existe d’autres facteurs à cette guerre qui dépassent le cadre confessionnel - notamment économiques et géopolitiques - c’est surtout en cela que se distingue la guerre du Liban, dont nous retiendrons les tentatives d’homogénéisation des différentes régions, homogénéisation qui passe notamment par le massacre de personnes sur la base de leur confession, comme par exemple lors du « samedi noir » en 1975 . Les batailles ont beau avoir lieu entre chrétiens et musulmans, mais elles sont aussi intra-chrétiennes ou intra-musulmanes (chiites contre druzes, sunnites contre chiites, chiites contre chiites, etc…). De nouvelles frontières internes voient le jour et marquent durablement l’espace géographique libanais, séparant des régions qui avaient toujours coexisté ou qui étaient toujours mixtes. Comme pour la guerre du Sonderbund, la guerre prend fin par la domination d’un acteur sur les autres. Sauf qu’il s’agit ici d’un acteur externe intervenu au Liban en 1976, à savoir la Syrie, qui exercera sa tutelle militaire et politique sur le pays jusqu’en 2005 : c’est la « Pax Syriana ». Tout comme la Suisse et le Liban, l’Irak a également connu des guerres civiles qui s’inscrivent dans une logique religieuse et confessionnelle. Nous aborderons ici la première guerre civile irakienne, qui s’est déroulée de 2006 à 2009 et qui a opposé sunnites et chiites. Au niveau du contexte, on est au lendemain de l’intervention américaine de 2003 en Irak, qui a mis fin au régime 10 de Saddam Hussein dans le cadre de la seconde guerre du Golfe. Le 22 février 2006, un attentat contre le sanctuaire Al-Askari à Samarra, un haut lieu saint du chiisme en Irak, provoque la destruction de son dôme et l’endommagement de l’un de ses minarets. Ainsi débute une guerre confessionnelle entre les groupes sunnites et chiites, notamment après que les premiers aient été significativement exclu du pouvoir au profit des seconds. Ce sentiment de marginalisation s’accentue par l’accession au pouvoir du chiite Nouri al-Maliki en mai 2006. En 2008, la ville de Bagdad est le théâtre de violents affrontements qui font des dizaines de milliers de morts. Les milices chiites prennent le contrôle de la capitale et chassent la plupart de ses habitants sunnites. Un an plus tôt, un rapport est publié par l’Intelligence Community (la communauté du renseignement des États- Unis), qui parle notamment de « durcissement identitaire dans chaque communauté », de « changement dans le phénomène des violences », de « mobilisation confessionnelle » et de « déplacements de populations ». En cela, et en plus de l’époque qui est relativement la même, la guerre civile irakienne se rapproche davantage de la guerre civile libanaise que de la guerre du Sonderbund, qui était plus une guerre-éclair qu’une guerre sur la longue durée, et qui a fait beaucoup moins de morts, à savoir un peu moins d’une centaine. Ainsi, nous avons eu droit à un bref aperçu de trois guerres civiles qui se sont déroulées dans trois pays différents à trois époques différentes. Bien entendu, quelques lignes ne suffisent pas pour décrire la complexité des causes, des acteurs, des batailles et des conséquences. Mais s’il y a bien un élément à retenir de ces trois exemples et, plus généralement, de cette première partie, c’est que le référent identitaire revient toujours comme cause ou comme facteur du conflit. Même si le conflit ne porte pas sur des considérations uniquement religieuses et même si les débats n’ont nullement avoir avec le contenu des textes religieux et sur la légitimité de l’un sur l’autre, il ne fait aucun doute que le référent identitaire exacerbe les foules et mobilise le plus grand nombre. En toute logique, une société multiculturelle ou multiconfessionnelle, de par les divisions internes qui en découlent, est davantage susceptible d’être touchée par les excès qui peuvent découler de ces divisions, à savoir la violence et la guerre, et donc, de manière générale, la conflictualité. Notre sommes donc en mesure de confirmer notre première hypothèse.

Hypothèse 2 : Les institutions politiques ont un rôle à jouer quant au degré de conflictualité dans une société donnée. 11 Dans cette seconde partie, nous interrogeons le rôle et la place que peuvent jouer les institutions politiques vis-à-vis de la société et de la situation dans laquelle elle se trouve. Dans la continuité de notre première partie, nous assumerons que nous nous trouvons dans une situation conflictuelle. En effet, les trois cas seront repris et développés ici, mais sous un autre angle. C’est l’avant et l’après qui nous intéressent davantage que le moment même, à savoir celui de la guerre, que nous venons d’aborder. Ces épisodes ont été traversés par ou ont débouché sur des changements institutionnels de relativement grande ampleur. Quels effets ces changements institutionnels ont-il produit sur les rapports des individus au sein de la société ? Voilà la question centrale à laquelle nous tenterons de répondre. Toujours sous le prisme d’une étude comparative, nous étudierons les points communs et les différences que comportent au niveau de leurs régimes politiques les cas suisse, libanais et irakien. La première raison pour laquelle nous avons choisi de nous pencher sur la guerre du Sonderbund est, comme nous l’avons dit précédemment, qu’elle révèle des divisions profondes au sein de la société suisse. La seconde raison, aussi importante que la première, est qu’elle a débouché sur l’adoption d’une nouvelle constitution, celle de 1848, qui sera à la base des institutions de la Suisse moderne. Comme développé dans notre première partie, la Suisse était une confédération avant 1848. Malgré que le terme de « confédération » soit toujours officiellement en vigueur, elle devient avec la nouvelle constitution un État fédéral. Le changement principal que cela implique est que la Suisse est devenue un État centralisé où les cantons sont uniquement « souverains » et non pas « indépendants », ce qui veut dire qu’ils cèdent quelques prérogatives à l’État fédéral. La Constitution de 1874 fera primer davantage le droit fédéral sur le droit cantonal et introduira des réformes importantes notamment en matière de liberté de religion qui sera étendu aux nonchrétiens. Quant à la Constitution de 1999, soit celle qui est en vigueur aujourd’hui, on pourrait dire qu’elle incarne en fait la réorganisation des constitutions précédentes, qui ont été modifiées plus de 140 fois et qui étaient donc devenues illisibles. En résumé, la constitution de la Confédération suisse trouve ses racines dans celle de 1848, et est donc une conséquence à la guerre du Sonderbund. Quant au cas du Liban, la Constitution de 1989 a également vu le jour pour mettre fin à la guerre civile débutée en 1975. Tout comme le cas de la Suisse en 1999, la nouvelle constitution ne modifie pas en profondeur la nature des institutions étatiques, mais ne fait qu’apporter des réformes à un système déjà existant et se basant sur la Constitution de 1926. Cette dernière avait, depuis une centaine d’année, déjà affirmé le principe fondamental sur lequel devraient reposer les institutions 12 libanaises, à savoir le partage du pouvoir entre les différentes communautés religieuses - donc, en d’autres termes, le confessionnalisme politique. L’État demeure centralisé. De même, en Irak, une nouvelle constitution a été adoptée par la voie du référendum en 2005. Tout comme les cas suisse et libanais, elle a vu le jour au lendemain d’une guerre et suite à l’intervention américaine de 2003. À titre de comparaison flattante, la Constitution de 1989 au Liban a vu le jour dans un contexte d’hégémonie syrienne totale. Mais à la différence du Liban et comme la Suisse, la Constitution irakienne de 2005 institue dans son article premier une « république […] fédérale ». L’article 3 de la Constitution irakienne fait écho au coeur de notre sujet et aux deux autres pays, puisqu’il fait référence à un « pays multi-ethnique, multi-religieux et multi-sectaire ». Ainsi, nous avons vu que, dans les trois pays, des constitutions ont été adoptées comme conséquences ou réponses logiques à la guerre civile. Elles ont introduit de nombreuses réformes à un système défaillant, mais leurs effets sont, comme nous le verrons ultérieurement, différents. Maintenant, il convient d’effectuer certaines comparaisons en sollicitant certains concepts relatifs institutions politiques. Ainsi, nous parlerons de confessionnalisme politique pour le Liban et l’Irak, de consociativisme pour la Suisse et le Liban, et de fédéralisme pour l’Irak et la Suisse. Premièrement, le confessionnalisme politique est au fondement des institutions politiques libanaises et irakiennes. Officiel pour le premier, officieux pour le second, il est souvent connoté péjorativement, si bien que tout le monde semble le dénoncer ou, du moins, dénoncer ses méfaits. D’ailleurs, l’article 95 de la Constitution libanaise prévoit que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel pour la réalisation duquel il est nécessaire d’oeuvrer suivant un plan par étapes ». Sauf qu’aucun délai n’est prévu pour atteindre cet objectif. En Irak, et contrairement au Liban, les sièges de l’Assemblée nationale ne sont pas attribués à l’avance aux différentes communautés. Cependant, on retrouve une similarité criante entre les deux pays au niveau des « trois présidences ». Bien que cela ne soit expressément mentionné dans aucune des deux constitutions, la présidence de la République revient traditionnellement à un chrétien maronite au Liban et à un kurde en Irak. Étant dans le cadre d’un régime parlementaire, les fonctions exercées sont essentiellement symboliques. De même, la présidence du Conseil des ministres revient à un sunnite au Liban et à un chiite en Irak, et est considérée comme la fonction la plus forte au niveau des prérogatives. Enfin, la présidence de l’Assemblée nationale est réservée à un chiite au Liban et à un sunnite en Irak. On peut dès lors établir un parallèle entre le poids démographique de telle ou telle communauté, et l’importance de la fonction qui lui est réservée. 13 Deuxièmement, le consociativisme (ou consociationalisme) est un concept initialement mis en place par Gerhald Lehmbruch qui renvoie, dans les sociétés divisées, aux systèmes politiques démocratiques qui reposent sur un partage du pouvoir entre les élites et en l’absence de toute logique majoritaire. Naturellement, l’Irak est à exclure de cette typologie pour deux raisons : d’une part, il ne s’agit pas d’un pays tout à fait démocratique ; d’autre part, la majorité chiite a bien pu accéder au pouvoir suite au renversement des rapports de force avec les sunnites. C’est le politologue Arend Lijphart qui va le plus s’intéresser au consociativisme, en posant notamment quatre éléments qui permettent selon lui de caractériser ce type de régime politique : l’existence d’une coalition, l’usage de la proportionnalité aux élections, l’autonomie segmentaire et le droit de veto. On retrouve ces quatre conditions en Suisse et au Liban, que ce soit en théorie mais aussi en pratique, puisque le marchandage entre les élites en vue d’un consensus se fait le plus souvent par la pratique. Sauf qu’en Suisse, le consociativisme peut également s’appeler « démocratie de concordance » ou même « formule magique ». Cette expression désigne un arrangement oral entre les différentes composantes et tient compte, en plus du poids des forces politiques, des différentes langues parlées sur le territoire (l’allemand, le français, l’italien et le romanche). En d’autres termes, on tient compte des spécificités de chacun pour assurer la stabilité et la concordance. Cette « formule magique » rappelle sans doute la devise de l’Union européenne : « Unie dans la diversité ». À noter que la stabilité, notamment politique, n’est pas assurée au Liban, chose que l’on développera par la suite. Troisièmement, le fédéralisme est, comme nous avons pu le comprendre, un système d’organisation politique dans lequel plusieurs entités autonomes (les entités fédérées) sont réunies au sein d’un seul État fédéral auquel elles participent et avec lequel elles partagent les compétences constitutionnelles. La Suisse et l’Irak sont tous les deux des régimes fédéraux : l’un depuis 1848, l’autre depuis 2005. La première différence entre les deux régimes réside dans la trajectoire et la tendance générale prises lors de l’adoption de la nouvelle constitution. Dans le cas de la Suisse, en passant d’une confédération à une fédération, on est passé à plus de centralisation, et ce pour la plus grande satisfaction d’une partie de la population, à savoir les protestants et les radicaux. Dans le cas de l’Irak, on a eu une trajectoire inverse, puisqu’on est passé d’un État unitaire et centralisé à un État fédéral, pour le plus grand « bonheur » des Kurdes, qui ont toujours revendiqué une autonomie, voire un État indépendant regroupant tous les Kurdes. Ces derniers ont pu bénéficier de la seule unité fédérale au nord du pays, alors que le reste du pays a été divisé en quinze départements tous liés à la capitale Baghdad par un système de décentralisation. Mais au niveau de la pratique, ils ont quasiment les mêmes pouvoirs que ceux de l’entité fédérale. 14 Nous avons vu que les points communs entre les institutions politiques des trois pays et leur fonctionnement ne sont pas du tout négligeables. Mais ce qu’il faut aussi souligner - et c’est le coeur de notre sujet - c’est que l’un des modèles, à savoir la Suisse, fonctionne (beaucoup) mieux que les autres et est parvenu à assurer une situation de stabilité et d’harmonie au sein de la société. La Suisse n’a pas connu de véritable épisode sanglant depuis la guerre du Sonderbund de 1847 et l’adoption de sa Constitution de 1848. Au contraire, le Liban connaît régulièrement des conflits des tensions entre ses différentes communautés, et ce même après l’adoption d’une nouvelle constitution qui avait soi-disant pour but de mettre fin à la guerre civile. En effet, les affrontements se sont poursuivis au Liban-Sud jusqu’en 2000 ; une vague d’attentats politiques a eu lieu dès 2005 ; une guerre a opposé le Hezbollah à Israël en 2006 ; un conflit a opposé principalement sunnites et chiites à Beyrouth en 2008, les islamistes sunnites ont connu leur apogée dans les années 2010 ; un affrontement armé a opposé chrétiens et chiites en 2021. De même, en Irak, la première guerre civile (2006-2009) a opposé sunnites et chiites tandis que la seconde guerre civile (2013-2017) a impliqué de nombreux autres acteurs (Kurdes, État islamique, coalition internationale, etc…). Dans les deux pays, des manifestations anti-régimes sont toujours d’actualité. Qu’est-ce qui explique donc que le modèle suisse fonctionne mieux que les régimes libanais et irakiens et arrivent à pacifier la société ? Là, il convient peut-être de comparer ce qui distingue positivement la Suisse de ce qui distingue négativement le Liban et l’Irak, et, pourquoi pas, de chercher d’autres explications peut-être pas directement en lien avec notre sujet. Pour commencer, les institutions politiques peuvent permettre le développement économique et, par conséquent, la stabilité. Avec l’adoption par la Suisse d’une nouvelle constitution en 1848, le transfert de fonctions des États indépendants au nouvel État fédéral sera à l’origine d’un développement économique de tout le pays, notamment grâce à la suppression des barrières douanières intérieures qui entravaient jusque-là la libre circulation des personnes et des marchandises. Certes, ce n’est pas l’unique condition pour assurer un développement économique. En effet, l’Irak est aujourd’hui le cinquième producteur de pétrole au monde avec plus de 235 millions de tonnes par an. La pauvreté et la misère n’en demeurent pas moins dans de nombreuses régions. Sans doute parce qu’entrent en jeu, ici, d’autres considérations d’ordre politique et géopolitique, communs tant au Liban qu’à l’Irak. Les deux pays sont fortement minés par la corruption et le clientélisme, et sont victimes des ingérences étrangères, notamment des États- Unis, de l’Iran, de la Syrie, de l’Arabie saoudite, etc… Chaque communauté a tendance à chercher des garanties voire une protection externes. D’où le fait qu’il convient peut-être d’interroger le 15 confessionnalisme politique lui-même. S’il a beau offrir des privilèges politiques aux minorités religieuses et/ou ethniques, il constitue un obstacle solide à la constitution d’une vraie identité nationale et d’un rapport direct de l’individu à l’État et vice- versa, sans passer par l’intermédiaire de la communauté à laquelle chaque individu appartient. Au lieu de pacifier la société et d’assurer une harmonie entre les individus, il augmente au contraire les tensions entre les communautés qui cherchent à s’assurer la plus grande part du gâteau. Ainsi, en révisant la Constitution de 1926, les députés libanais n’ont en fait que modifier les proportions de la représentation des différentes communautés au sein de l’Assemblée nationale, en remettant à plus tard la suppression du confessionnalisme politique. Ils ne se sont donc pas attaqués à la source du problème qui est le système politique en lui- même, qui engendre par nature corruption et surtout clientélisme. Instaurer le fédéralisme au Liban tout en maintenant le confessionnalisme, ce serait prendre le même chemin que l’Irak. Aussi, ce projet politique ne connaît d’échos favorables que chez les chrétiens, et pas de manière exclusive. Ici, la comparaison est également pertinente avec les Kurdes, qui ont été les premiers à encourager l’instauration du fédéralisme en Irak. Supposons maintenant que le confessionnalisme politique ait été supprimé et que le fédéralisme ait été adopté dans les deux pays, cela suffirait-il pour pacifier la société ? N’oublions-nous pas un élément fondamental du modèle suisse qu’est la neutralité, dont elle bénéficie depuis plus de deux-cents ans ? Sauf que pour mettre en place la neutralité dans un pays, il faut non seulement que les différentes communautés se mettent d’accord, mais aussi que le pays en question bénéficie de l’aval et de la reconnaissance officielle de ses voisins dans ce nouveau statut. Or, connaissant la réalité géopolitique du MoyenOrient, la neutralité est un projet improbable, sinon impossible. Ainsi, pour revenir à notre hypothèse, nous pouvons dire que les institutions politiques ont bel et bien un rôle à jouer pour pacifier les sociétés, mais qu’elles ne peuvent, à elles seules, facilement atteindre cet objectif.

Conclusion : Les sociétés multiculturelles sont davantage en proie à la conflictualité. En effet, la religion, l’ethnie, la langue sont, entre autres, des facteurs essentiels à la constitution d’une identité. Elles forgent une manière de penser et d’agir, des goûts, des aspirations, des valeurs. C’est elles qui caractérisent une population, une société. C’est en fin de compte un langage. Lorsque la langue unique qui existait à l’origine avait été divisée en plusieurs langues dans le mythe biblique de la 16 Tour de Babel, le dialogue fut rendu impossible et la discorde fut semée. Toutefois, il convient de dire que la diversité culturelle n’est pas une fatalité, mais plutôt une réalité qui peut devenir une richesse si l’on apprend à vivre avec. Le philosophe et clerc chiite libanais Moussa el-Sader disait bien la phrase suivante : « Les confessions sont une bénédiction et le confessionnalisme une malédiction ». Pour répondre à notre question de départ, on pourrait affirmer que le modèle suisse est une alternative possible et viable aux sociétés conflictuelles actuelles comme les sociétés libanaise et irakienne. D’une part, les institutions politiques ont mis en place des conditions favorables à un cadre de vie pacifique et harmonieux entre les Suisses. Mais le « plan par étapes » de déconfessionnalisation mentionné dans la Constitution libanaise ne précise pas si celle-ci devrait commencer « par le haut » (par exemple avec l’instauration du principe de laïcité) ou « par le bas » (par exemple par une sécularisation progressive de la société). D’autre part, les Suisses ont peutêtre, en parallèle, développé un plus grand respect envers les spécificités de leurs concitoyens. Germanophone, francophone ou italophone, les Suisses sont - pour la plupart en tout cas - avant tout Suisses. Dans cette mesure, il serait peut-être intéressant de réaliser une étude empirique sur le degré d’attachement et le sentiment d’appartenance des citoyens au pays multiculturel auquel ils appartiennent. Pourquoi pas effectuer alors une étude comparative qui porterait également sur les cas suisse, libanais et irakien ?

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