Hébron/Al-Khalil : Patrimoine contesté dans le contexte du conflit israélo-palestinien

Anonyme, Avril 2024

Hébron/Al-Khalil : patrimoine contesté dans le contexte du conflit israélo-palestinien

En plein contexte de bombardements de Gaza depuis les attaques du Hamas du 7octobre 2023, le ministre des Finances Israélien Bezalel Smotrich a annoncé l’expansion de l’établissement israélien en Cisjordanie, malgré l’opposition internationale, et spécifiquement celle des États-Unis[1]. Effectivement, depuis l’occupation militaire de la Cisjordanie en 1967, des communautés d’israéliens juifs se sont installés dans différentes villes en Cisjordanie. L’Organisation des Nations-Unies (ONU), qui considère cet établissement comme étant contraire au droit international, utilise l’expression « colonies » [2] pour s’y référer. Nous nous intéresserons précisément dans cet article au cas de la ville de Hébron/Al-Khalil, située au sud de Jérusalem, un lieu sain dans le Judaïsme, l’Islam, et le Christianisme, et qui est singulière puisque les colons habitent au cœur de la vieille ville. Légitimée pour des causes historiques et bibliques, le choix d’installation des colons à Hébron/Al-Khalil illustre l’application du Sionisme religieux, qui se définit par une « aspiration idéale » à l’installation au Mont Sion et aux terres considérées sacrées[3]. Le Sionisme religieux, et la vision de Hébron/Al-Khalil comme foyer sacré, se distingue cependant du projet Sioniste politique, et de la réalité actuelle de la ville, marquée par les conflits politiques et culturels entre les Juifs qui y sont installés et les Palestiniens, et les inégalités socio-économiques.

Dans quelle mesure la symbolique de Hébron/Al-Khalil explique-t-elle les conflits sur la ville et sa position dans le contexte du conflit israélo-palestinien? Comment s’y expriment les tensions entre les colons et les Palestiniens?

Nous verrons d’abord en quoi l’installation de colonies à Hébron/Al-Khalil est une manifestation du Sionisme religieux par la volonté des colons de s’établir dans un lieu considéré comme sacré et historiquement important. Ensuite, nous traiterons de l’héritage et le patrimoine contesté de Hébron/Al-Khalil, entre les colons juifs et les populations Palestiniennes, sous le prisme d’enjeux identitaires, culturels, et politiques. Enfin, nous analyserons la situation à Hébron/Al-Khalil dans le contexte politique du conflit israélo-palestinien, faisant de la ville un lieu de violences et d’inégalités.

Cet article contient également des extraits d’un entretien que j’ai fait avec Mme Charlotte Gasc, enseignante d’Humanités à Sciences Po sur le campus de Menton, doctorante en anthropologie à l’Institut d’Ethnologie et d’Anthropologie Sociale (IDEAS) de l’université Aix-Marseille, et dans l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM), menant sa thèse sur la question du sujet de la patrimonialisation d’Hébron/Al-Khalil, que je remercie particulièrement.

 

I/ Hébron : Quelle symbolique pour les colons juifs?

 

Michael Feige, qui était un chercheur associé au Centre de Recherche Ben Gourion à l’Université Ben Gourion du Néguev, a écrit à propos de l’installation de colonies à Hébron/Al-Khalil :

« Le lieu est plus sacré et a plus d’histoire et de mythologie chargée nationalement que la plupart des lieux en Israël. Pour ses résidents Juifs, le lieu est défini par son histoire sacrée des temps anciens, renforcé par les évènements plus récents. L’histoire monumentale construit la ville comme un centre des centres, un noyau non-négociable de l’existence juive. »[4] [Traduit de l’anglais]

L'auteur parle de Hébron/Al-Khalil comme « Le Lieu » (« The Place », en anglais), pour les juifs, en distinguant entre la dimension « métaphorique », ou la symbolique qui y est associée, et le lieu « réel ».[5] Effectivement, il évoque le concept de « lieu de mémoire » de Pierre Nora, d’un lieu où un souvenir du passé survit dans l’espace et dans la construction d’éléments avec cette symbolique commune.

 

Un lieu saint juif et une expression du projet sioniste religieux

 

À Hébron/Al-Khalil se trouve la grotte de Machpelah (nom utilisé par les juifs), ou la mosquée d’Abraham/Haram Al-Ibrahimi (nom utilisé par les musulmans) qui, dans la tradition biblique, tant dans le Judaïsme, que le Christianisme et l’Islam, est le tombeau des patriarches, où sont enterrés Abraham, Isaac et Jacob, et leurs épouses Sara, Léa et Rébecca[6]. Les colons qui décident de s’installer dans cette ville sont alors majoritairement motivés par cette croyance, légitimant la présence juive. La colonisation d’Hébron/Al-Khalil s’est développée progressivement dans la fin des années 1960 et dans les années 1970, d’abord à Kyriat Arba, dans la banlieue d’Hébron/Al-Khalil puis au cœur de cette-dernière. Mme Charlotte Gasc explique que dans le contexte de l’occupation militaire de la Cisjordanie en 1967, les premiers colons, menés par Rabbin Moshe Levinger et son épouse Myriam Levinger, ont d’abord été refusé le droit de s’y installer par les autorités israéliennes, et se sont installés par force dans un hôtel. Le gouvernement israélien a autorisé leur établissement dans la colonie de Kyriat Arba, construite en 1971. La première colonie au cœur de la vieille de Hébron/Al-Khalil est établie en 1979, celle de la Hadassah, menée par Myriam Levinger.[7] À la suite de la guerre du Kippour de 1973 ayant opposé Israël à une coalition des États arabes, le mouvement de Goush Emounim, un mouvement sioniste religieux extrémiste réclamant la prise de toutes les terres attribuées aux juifs dans la Torah, prendra une grande ampleur[8]. Sa stratégie se basant sur la construction de colonies en Cisjordanie, son rôle deviendra majeur dans l’installation des colonies à Hébron/Al-Khalil.

 

Les colons eux-mêmes affirment l’importance spirituelle de « la grotte de Machpelah », et son rôle dans leur choix de s’installer à Hébron/Al-Khalil. Par exemple, un résident de la ville dit, dans un témoignage rapporté par Michael Feige dans son article : « La grotte est le point de convergence entre le paradis et la Terre, elle a tout le pouvoir spirituel et le pouvoir terrestre, et tous les deux créent ensemble une énorme perfection : la perfection hébronienne. »[9] [Traduit de l’anglais]
Nous remarquons l’utilisation d’un lexique qui se base sur l’émotion et la subjectivité, faisant le parallèle entre le lieu qu’est Hébron/Al-Khalil et la vision symbolique et sacrée du lieu qui est associée pour eux à la réalité de l’endroit.

 

Une importance historique pour les Juifs : la construction d’une mémoire collective autour du massacre de 1929

 

En plus de son importance religieuse, les communautés de colons ont également construit une mémoire collective autour du massacre de juifs de 1929, ayant fait 66 morts sur une population juive totale d’entre 600 et 800[10]. Depuis le début de l’établissement des colonies à Hébron-Al-Khalil, l’argument d’une continuation, d’un « retour » des communautés juives tuées et exilées en 1929 persiste. Il serait intéressant ici de s’interroger sur cette justification; existe-t-il un réel lien avec les communautés précédentes, ou s’agit-il d’un argument utilisé pour légitimer l’installation des colons? D’une part, un lien généalogique existe en partie puisque des descendants des victimes y sont allés ou ont transféré leur propriété à d’autres[11]. Mais d’autre part, nous pouvons douter de l’authenticité de ce lien pour tous les colons, et considérer que l’idée d’une continuité formerait un outil de justification morale pour l’installation des colons, en présentant les communautés juives comme s’installant à Hébron/Al-Khalil comme des victimes innocentes[12]. En effet, l’utilisation du mot « pogrom » dans les discours politiques tout comme dans les témoignages des colons pour désigner ce massacre a été remise en cause par certains historiens, et peut être considérée comme une technique de manipulation politique. Signifiant en russe « dévaster, démolir violemment », ce terme désigne les attaques violences commises contre les juifs par les populations locales, d’abord en Russie et en Ukraine depuis le XIXème siècle, puis se propageant dans le reste de l’Europe au XXème siècle jusqu’à la Shoah[13]. Pour l’historien et le journaliste israélien Tom Segev, il ne s’agit pas d’un pogrom. Ce-dernier explique que, dans des archives sionistes, une liste de 435 noms de juifs s’étant réfugié chez des Arabes durant le massacre a été conservé[14]. Ceci représente alors plus de la moitié de la population juive d’Hébron/Al-Khalil à l’époque.

 

Alors, quoique les colons perçoivent un lien avec les communautés juives à Hébron/Al-Khalil avant 1929, l’hypothèse de l’utilisation de l’événement comme instrument de légitimation politique persiste. Depuis 1967, et encore aujourd’hui, les colonies établies à Hébron/Al-Khalil sont une illustration du sionisme religieux par la volonté de rapprochement d’une terre sainte dans le Judaïsme, expliquant l’habitation particulière des colons au sein de la vieille ville, mais aussi par une ambition de « retour », ou de « rétablissement » des communautés juives victimes du massacre de 1929.

 

Les intérêts des colons se limitent-ils au sionisme religieux? 

 

Pour Mme Charlotte Gasc:

« Les colons viennent s’installer à Hébron majoritairement avec cette ambition de retourner aux fondements, au centre des centres de la religion juive et de la terre hébraïque. Mais il y a aussi, il faut le mentionner, certains facteurs qui favorisent l’attractivité d’Hébron. Ce n’est pas le principal motif mais ça contribue aussi. L’installation dans les colonies à Hébron coute peu cher; la terre ne coute pas cher, par rapport à Jérusalem ou en Israël, cela contribue à l’attractivité de la Cisjordanie en général et en particulier de Hébron. »

 

II/ Les conflits sur le patrimoine culturel de Hébron/Al-Khalil 

Quelques repères historiques : Hébron/Al-Khalil dans les civilisations musulmanes, chrétiennes et juives, une ville aux diverses influences

 

Le lieu saint d’Hébron/Al-Khalil a une importance dans les trois religions monothéistes et a subi diverses influences dépendamment du contexte politique régional. Par exemple, elle était la capitale du roi David d’Israël de la fin du XIème siècle à la fin du Xème siècle avant J.C. avant de la déplacer à Jérusalem, évoquant l’argument historique du projet sioniste. Au VIIème siècle, sous la dynastie des Omeyyades, elle était un centre islamique majeur, considérée sacrée, et ayant une importance culturelle pour les théologiens et ‘ulama. Prise par les croisés en 1099, certaines mosquées ont été détruites et des églises ont été construites, et les murs extérieurs romains ont été utilisés dans la construction d’une église romane sur la mosquée d’Abraham, devenue un prieuré tenu par des chanoines. Elle a été reprise des croisés par Saladin de la dynastie ayyoubide en 1187, et a été ouverte comme lieu saint aux trois religions monothéistes. La plus importante construction de la structure urbaine de la vieille ville a été entreprise entre 1250 et 1517 pendant la période mamelouke. Sous l’Empire Ottoman (1517-1917), alors qu’Hébron/Al-Khalil faisait partie de la Province de Palestine, il y a eu la construction d’un grand nombre de mosquées, et l’influence architecturale d’Istanbul. Hébron/Al-Khalil se caractérise ainsi par son architecture mamelouke, ottomane, mais aussi les Hosh, topologie urbaine répandue dans le monde arabe.  En 1917, Hébron/Al-Khalil est sous contrôle britannique, et les communautés juives qui y étaient installées quittent après le massacre de 1929 et après la proclamation de l’État d’Israël et la première guerre israélo-arabe en 1948.[15] Quoique cette chronologie soit synthétique et insuffisante pour rendre compte de toutes les périodes historiques ayant marqué Hébron/Al-Khalil, elle est intéressante dans la compréhension de l’importance historique de la ville pour les trois religions monothéistes. Elle a effectivement subi les influences du judaïsme, de l’Islam et du Christianisme, et ces religions y ont été valorisées différemment dépendamment du contexte politique régional.

 

Il est effectivement nécessaire de prendre ceci en compte dans l’analyse des conflits actuels sur le patrimoine culturel et historique d’Hébron/Al-Khalil, qui est, comme nous l’avons démontré, un centre symbolique pour les juifs, mais aussi dans l’Islam et le Christianisme, à la fois pour sa signifiance historique, notamment dans l’affirmation de l’identité palestiniennes, que religieuse par la présence du tombeau des patriarches, présents dans ces trois religions. Dans l’Islam plus particulièrement, « Al-Haram Al-Ibrahimi » constitue le quatrième lieu sacré après la Mecque, la Médine et Jérusalem, et le deuxième site religieux le plus important en Palestine après la Mosquée d’Al-Aqsa[16]. Cet élément a évidemment son importance dans la compréhension des tensions entre les colons et les populations Palestiniennes d’Hébron/Al-Khalil autour du lieu saint, et de la symbolique de la ville en général.

 

À la suite des tensions entre les habitants Juifs et arabes de Hébron/Al-Khalil, précisément après le massacre de musulmans dans le tombeau des Patriarches/Al-Haram Al-Ibrahimi, par Baruch Goldstein, membre du groupe terroriste « Jewish Underground », le lieu a été physiquement divisé entre les juifs et les musulmans, attribuant une différente entrée à chaque communauté, et la mosquée a été fermée et les Palestiniens ont été soumis à un couvre-feu. En 1995, l’accord d’Oslo II entre Israël et le gouvernement Palestinien, a divisé la ville d’Hébron/Al-Khalil en trois zones : la zone A sous contrôle palestinien, la zone B sous contrôle palestinien et israélien, et la zone C sous contrôle israélien. En 1997, le Protocol de Hébron a divisé la ville entre la zone H1 où habitent la majorité des Palestiniens, et qui est sous contrôle l’Autorité Palestinienne (police et municipalité palestiniennes), et la zone H2, qui comprend la vieille ville et le Tombeau des patriarches/la Mosquée d’Abraham, ses résidents palestiniens, et les colonies israéliennes, sous la gestion de la municipalité palestinienne et le contrôle sécuritaire et politique d’Israël[17]. La question de la préservation de la grotte et de la vieille ville, liée à la gestion des lieux, leur attribution légale, et leur utilisation, est d’autant plus complexe, puisqu’elle concerne les intérêts de divers acteurs, que ce soit l’Autorité Palestinienne, les colons, le gouvernement israélien, ou le Waqf, qui, légalement, est l’autorité gestionnaire de tout le lieu.[18]

 

Le processus de patrimonialisation à Hébron/Al-Khalil : entre enjeux identitaire et politique

 

Un patrimoine désigne un bien matériel ou immatériel qu’une société considère comme digne d’intérêt d’être préservé et transmis aux générations futures. Ainsi, le phénomène de patrimonialisation est le processus par lequel un objet devient « patrimoine »[19]. Il s’agit alors de l’identification du bien par un individu, une société, de la construction sociale du bien, comme ayant une valeur symbolique. Ce concept ayant été défini au XIXème siècle par les sociétés européennes, en France, en ce qui concerne la préservation de monuments historiques[20]. Ayant pris de l’ampleur mondialement au XXème siècle, ce concept initialement européen prend une valeur plus générale : l’Organisation des Nations-Unies pour l’Éducation, les Sciences et la Culture (UNESCO) crée en 1972 la liste du « patrimoine mondial de l’humanité », défini comme ayant une valeur universelle, qu’il faut préserver pour les générations futures[21].

 

Dans le cas de Hébron/Al-Khalil, la question de la construction du patrimoine est complexe; entre le renforcement d’une identité collective définissant la cohésion sociale d’une communauté, et une utilisation politique d’une continuité mémorielle avec l’ancienne communauté juive pour justifier l’installation des colonies. Effectivement, l’évolution du processus de patrimonialisation à Hébron/Al-Khalil a historiquement et récemment fait l’objet de conflits sur l’appropriation de l’héritage culturel de la ville par les Palestiniens, avec un investissement clair des acteurs politiques. En 1996, Yasser Arafat, qui était président de l’Autorité Palestinienne et à la tête de l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP), crée le comité de réhabilitation d’Hébron, avec les objectifs suivants qu’ils définissent eux-mêmes : faire face à l’établissement et l’expansion des colonies dans la vieille ville d’Hébron/Al-Khalil, protéger le patrimoine culturel palestinien, et surtout de ranimer la vieille ville et l’attachement des populations palestiniennes locales au lieu.[22] Ceci souligne en effet le rôle des acteurs politiques dans le processus de patrimonialisation et dans la valorisation de l’identité collective d’une communauté.

 

Des deux côtés, l’intérêt d’identification du patrimoine comme le leur devient un enjeu politique d’affirmation de la légitimité de la communauté. Le dossier de candidature de la ville d’Hébron/Al-Khalil à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, préparé par l’Autorité Palestinienne, a effectivement tardé à être envoyé par crainte des tensions que cela pouvait provoquer. En 2010, le gouvernement israélien demande que le tombeau des Patriarches soit inscrit à la liste du patrimoine national d’Israël, ce qui a été considéré par la communauté internationale comme une provocation, et condamnée par le conseil exécutif de l’UNESCO[23]. Enfin, l’UNESCO a voté et conséquemment ajouté la vieille ville d’Hébron/Al-Khalil comme un patrimoine palestinien à la liste du patrimoine mondial et du patrimoine en danger. L’UNESCO intègre effectivement l’ensemble de la vieille ville à la liste du patrimoine mondial pour trois raisons : l’architecture mamelouke et ottomane, l’habitat traditionnel typique arabe du Hosh, et le Tombeau des patriarches/Mosquée d’Abraham en tant que lieu d’une importante tradition religieuse pour les Chrétiens, les Musulmans et les Juifs, et pour sa valeur architecturale. Face à cela, le gouvernement israélien et les colons ont critiqué cette décision, la voyant comme une attaque, et dénonçant un manque de neutralité de l’UNESCO. Le Hamas, lui, s’est exprimé, saluant cette action.[24]

 

Pourquoi l’UNESCO a-t-elle décidé d’ajouter ce site au patrimoine palestinien en danger? Qu’est-ce que ça peut révéler sur la position de l’UNESCO dans la gouvernance internationale?

 

Mme Charlotte Gasc répond d’abord en soulignant la nature « européanocentrée des concepts de patrimoine mondial et de la convention de l’UNESCO », qui s’appuie sur une « définition occidentale » du patrimoine matériel. Elle explique ensuite que l’UNESCO, en tant qu’organisation mettant l’accent sur le volet technique professionnel et l’expertise du processus de patrimonialisation, ne se positionne pas politiquement. Cependant, dans le contexte du conflit israélo-palestinien, la mission d’experts internationaux de l’ICOMOS (Conseil International des Monuments et des Sites) en ce lieu, faisant partie du processus d’inscription des sites à la liste du patrimoine mondial, n’a pas été entreprise puisqu’ils n’ont pas eu l’autorisation de s’y rendre. De plus, l’UNESCO est assez impuissant pour ce qui se passe à Hébron/Al-Khalil. Par exemple, récemment, un ascenseur a été construit dans la partie juive de la grotte, a été considéré comme endommageant le site, mais malgré les revendications de divers acteurs, l’UNESCO n’a pu que condamner l’action et demander l’arrêt des constructions.

 

Quelles actions concrètes l’UNESCO a-t-elle pu entreprendre dans la protection des sites?

 

« Il y a des financements, par exemple, qui ont été versés au Comité de Réhabilitation d’Hébron et à la municipalité pour mettre en place un plan de gestion et de conservation. C’est un document qui est nécessaire pour tout site au patrimoine mondial, qui est élaboré pour les gestionnaires officiels pour l’UNESCO du site, donc le Comité de Réhabilitation dans le cas d’Hébron. Il y a également eu la participation de l’UNESCO à l’ouverture du Museum de la vieille ville d’Hébron, avec notamment le bureau de l’UNESCO à Ramallah qui l’a accompagné. » (Charlotte Gasc)

 


III/ La réalité de Hébron/Al-Khalil, microcosme du conflit israélo-palestinien

 

L’escalade des violences depuis le XXème siècle jusqu’aujourd’hui encore fait du cas des relations entre les colons et les Palestiniens à Hébron/Al-Khalil un exemple des conséquences de l’évolution du conflit israélo-palestinien, de l’installation progressive des juifs dans ce lieu avant le massacre de 1929, à la proclamation de l’État d’Israël en 1948 et les multiples guerres israélo-arabes, à l’occupation militaire en 1967, puis l’application d’un sionisme religieux avec l’établissement des premières colonies. Depuis, la situation d’inégalités et la ségrégation entre les Juifs et les Musulmans évolue, constituant une illustration des dynamiques du conflit.

 

Pour l’avocat israélien Michael Sfard, spécialiste du droit international et défenseur des droits de l’Homme :

« Hébron, c’est le laboratoire de l’occupation : tout ce que font les autorités israéliennes en Cisjordanie, et même à Jérusalem, a été essayé ici, à Hébron. »[25]

Nous verrons effectivement comment les relations entre les colons et les Palestiniens à Hébron/Al-Khalil sont ancrés dans le contexte du conflit israélo-palestinien, faisant de ce lieu une application illustrant leur opposition.

 

Ségrégation, inégalités, et violences

 

Depuis la signature de l’accord sur Hébron de 1997 entre l’Autorité Palestinienne et le gouvernement israélien, la ville d’Hébron/Al-Khalil est divisée entre les colons et les Palestiniens. Quoique cet accord devait malgré tout « assurer une circulation régulière et normale des individus, des biens et des véhicules, sans obstacles ni barrières. »[26], aujourd’hui, il existe une ségrégation spatiale entre les colons et les Palestiniens. Effectivement, certaines rues sont interdites aux Palestiniens, et des « check-points » de l’armée israélienne sont mis en place, formant des barrières internes[27]. Selon le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU, en 2023, 200 Palestiniens ont été déplacés de la zone H2 et de Mesafer Yatta à Hébron/Al-Khalil[28]. Il y a également des inégalités d’accès aux ressources, notamment à l’eau potable. En effet, les Palestiniens consomment 70 litres d’eau par personne par jour, ce qui est inférieur au minimum recommandé de 100 litres par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Israël contrôle les ressources hydrauliques de la Cisjordanie. Par exemple, les Palestiniens doivent demander l’autorisation à Israël pour creuser des puis d’exploitation d’eau des nappes phréatiques, et les routes de transit des citernes sont contrôlées par Israël.[29]

 

Cette ségrégation et ces inégalités s’expriment également au niveau émotionnel. En effet, Michael Feige parle d’un déplacement symbolique des populations Palestiniennes. Il explique que pour les colons, la présence populations Palestiniennes d’Hébron/Al-Khalil n'est pas légitime, elle n’est qu’un résultat d’une contingence historique, et n’a pas une signification symbolique. Ceci crée une dichotomie entre les colons et « L’Autre » (en anglais, « The Other »), faisant référence aux Palestiniens[30]. Cette manière de les percevoir s’accompagne d’une escalade de violences entre les communautés de colons et les Palestiniens. Mariam Qabas, responsable de la promotion de la santé pour l’organisation non-gouvernementale Médecins Sans Frontières à Hébron/Al-Khalil, rapporte :

« Les Palestiniens font non seulement face au harcèlement physique et mental des colons, à leurs violences, mais aussi à la répression et aux contrôles des forces israéliennes. Les conséquences sur leur santé mentale sont nombreuses et lourdes : trouble du stress post-traumatique, anxiété, dépression… »[31]

 

La situation s’aggrave depuis le 7 octobre

 

L’Organisation Non-Gouvernementale (ONG) israélienne « B’Tselem », Centre d’Information Israélien sur les Droits de l’Homme dans les territoires occupés, dénonce les violences faites à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie, dont le cas de Hébron/Al-Khalil. Elle souligne que la situation dans cette ville s’est aggravée dans le contexte de guerre entre Israël et le Hamas depuis les attaques du Hamas du 7 octobre 2023. En effet, les tensions s'accroissent et les conditions de vie des Palestiniens se dégradent. À Hébron/Al-Khalil, l’accès des Palestiniens aux services comme la santé a diminué, leur liberté de mouvement a été restreinte davantage par les forces israéliennes sur les points de contrôle[32], et un confinement total d’environ deux semaines a été imposé aux Palestiniens[33]. Pour Israël, l’intérêt est d’éviter des risques de violences de la part des Palestiniens en Cisjordanie. B’Tselem critique la « punition collective » des populations palestiniennes et l’utilisation de l’argument de « sécurité » pour justifier les mesures injustes prises.

 

Mme Charlotte Gasc a expliqué que cela pourrait être, particulièrement dans le cas d’Hébron/Al-Khalil, en partie puisque les colons habitent la vieille ville et sont en contact direct avec les Palestiniens, en comparaison avec, par exemple, Bethlehem, où les colons et les Palestiniens ne se rencontrent pas, ou Naplouse ou Jénine, où les violences entre les Palestiniens et les militaires israéliens sont récurrents, mais pas avec les colons dans la ville palestinienne. Le couvre-feu aurait pu être, dans ce contexte, une mesure des autorités israéliennes pour protéger ses colons.

 

 

Conclusion :

 

L’installation des colonies à Hébron/Al-Khalil est une manifestation d’une ambition religieuse juive et légitimée par l’histoire. Face à cela, il existe des tensions entre les colons et les Palestiniens sur l’appropriation du patrimoine d’Hébron/Al-Khalil, avec une diversité d’acteurs locaux et internationaux aux intérêts parfois divergents. L’intérêt de cette patrimonialisation est à la fois une importance émotionnelle religieuse, et une affirmation identitaire dans la mesure du contexte politique. Les conflits compliquent la préservation des sites historiques, et cette vision sacrée est confrontée aujourd’hui à la réalité du conflit israélo-palestinien : des colonies illégales, des inégalités, de la ségrégation, et des violences escaladant. Cette situation, de plus en plus alarmante et qui dépend de l’évolution des tensions dans le cadre du conflit israélo-palestinien, et en particulier de la guerre actuelle entre Israël et le Hamas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Shezaf, Hagar. « Hébron, ou la vie impossible des Palestiniens de Cisjordanie depuis le 7 octobre. » Courrier International. Source : Ha’Aretz. 16/01/2024. Consulté le 01/04/2024. https://www.courrierinternational.com/article/reportage-hebron-ou-la-vie-impossible-des-palestiniens-de-cisjordanie-depuis-le-7-octobre

 

Smolar, Piotr. « L’Unesco inscrit Hébron au Patrimoine mondial et suscite la fureur d’Israël. » Le Monde. 07/07/2017. Consulté le 28/0232024. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/07/07/l-unesco-inscrit-hebron-en-cisjordanie-sur-la-liste-du-patrimoine-mondial-en-peril_5157353_3218.html

 

Timsit, Martine. « A propos de l’accord sur Hébron. » iReMMO. Printemps 1997. https://iremmo.org/wp-content/uploads/2016/02/2112.timsit.pdf

 

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United States Holocaust Memorial Museum. « Les Pogroms. » Encyclopédie Multimédia de la Shoah. Consulté le 25/02/2024. https://www.ushmm.org/collections/ask-a-research-question/how-to-cite-museum-materials

 

Yusul Al-Natsheh. « Haram Al-Ibrahimi » dans Discover Islamic Art. Museum with No Frontiers. 2024. Consulté le 26/03/2024. https://islamicart.museumwnf.org/database_item.php?id=monument;isl;pa;mon01;13;fr

 

Zuckermann, Moshe. « Sionisme : histoire et structures actuelles. » Cités. vol. 47-48, no. 3-4, 2011, pp. 171-179.https://doi.org/10.3917/cite.047.0171

 



[1] Reuters. « Israel presses on with settlement plans despite US criticism. »

[2] Nations-Unies, Haut-Commissariat des Droits de l’Homme. « Les colonies israéliennes constituent un crime de guerre, selon le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme territoires palestiniens occupés depuis 1967. »

[3] Zuckermann, Moshe. « Sionisme : histoire et structures actuelles. »

[4] Feige, Michael. “Jewish Settlement of Hebron: The Place and the Other.”

[5] Ibid.

[6] Bosredon, Pauline. « Le processus patrimonial à Hébron, dans les territoires palestiniens occupés. »

[7] Feige, Michael. “Jewish Settlement of Hebron: The Place and the Other.” Op. Cit.

[8] Avruch, Kevin A. “Traditionalizing Israeli Nationalism: The Development of Gush Emunim.”

[9] Feige, Michael. “Jewish Settlement of Hebron: The Place and the Other.” Op. Cit.

[10] Segev, Tom. « Le massacre d’Hébron n’était pas un pogrom. »

[11] Feige, Michael. “Jewish Settlement of Hebron: The Place and the Other.” Op. Cit.

[12] Ibid.

[13] United States Holocaust Memorial Museum. « Les Pogroms. »

[14] Segev, Tom. « Le massacre d’Hébron n’était pas un pogrom. » Op. Cit.

[15] UNESCO. Évaluation de l’organisation consultative (ICOMOS) : « Vieille ville d’Hébron/Al-Khalil (Palestine) No 1565. »

[16] Yusul Al-Natsheh. « Haram Al-Ibrahimi. »

[17] Timsit, Martine. « A propos de l’accord sur Hébron. »

[18] Alshweiky, Rabab and Zeynep Gül Ünal. “An approach to risk management and preservation of cultural heritage in multi-identity and multi managed sites”

[19] Bourgeat, Serge et Catherine Bras. « Patrimonialisation. »

[20] Ibid.

[21] UNESCO. « Questions et Réponses: Qu’est-ce que le patrimoine Mondial ? ».

[22] Hebron Rehabillitation Comittee. “Arafat Award.”

[23] Bosredon, Pauline. « Le processus patrimonial à Hébron, dans les territoires palestiniens occupés »

[24] Smolar, Piotr. « L’Unesco inscrit Hébron au Patrimoine mondial et suscite la fureur d’Israël.

[25] France tv & vous. « L’occupation à Hébron : un documentaire implacable et censuré. » Consulté le 29/03/2024.

[26] Timsit, Martine. « A propos de l’accord sur Hébron. »

[27] Bosredon, Pauline. « Le processus patrimonial à Hébron, dans les territoires palestiniens occupés. » Op Cit.

[28] OCHA. « About 4,000 Palestinians displaced in the West Bank in 2023. »

[29] Amnesty International Belgique. « Les restrictions de l’accès à l’eau dans les territoires palestiniens occupés. »

[30] Feige, Michael. “Jewish Settlement of Hebron: The Place and the Other.” Op. Cit.

[31] Médecins Sans Frontières. « En toute impunité. »

[32] Médecins Sans Frontières. « Cisjordanie : À Hébron, le quotidien des Palestiniens entre violences, intimidations et restrictions croissantes. »

[33] Shezaf, Hagar. « Hébron, ou la vie impossible des Palestiniens de Cisjordanie depuis le 7 octobre. »

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