La zone internationale de Tanger (1924-1956) : entretien avec Antoine Perrier
Novembre 2023, Article de Nael El Kihal
Entretien réalisé avec Antoine Perrier, professeur à Sciences Po et chercheur au CNRS, spécialiste de l’histoire coloniale du Maroc et de la Tunisie.
De 1912 à 1956, le Maroc fut divisé en trois zone (carte), comprenant un protectorat français, un protectorat espagnol et la zone internationale de Tanger. Cette dernière fut une enclave avec un statut unique. Des gouvernements coloniaux se mirent alors en place, mais le sultan marocain resta souverain en vertu des principes du protectorat.
Pourquoi Tanger était une ville si importante, au point d’avoir un statut si particulier ?
Le choix de Tanger s’explique par le fait qu’elle fut la capitale diplomatique de l’empire chérifien au XIXe siècle. C’était dans cette ville qu’étaient reçues les délégations étrangères car elle n’a jamais été une capitale impériale du Maroc. Au début du XX siècle, Tanger était déjà une ville cosmopolite avec de nombreuses nationalités.
La ville prit une importance considérable à cause des rivalités entre puissances en Méditerranée. Pour le Royaume-Uni, c’était une ville importante, car elle faisait face à sa base militaire de Gibraltar. Londres voulait ainsi éviter qu’une puissance s’impose dans cette région hautement stratégique pour le commerce avec le détroit de Gibraltar. La ville se devait de rester neutre pour garantir l’ouverture du détroit pour le commerce.
Un système international pour administrer la ville :
Tanger fut administré par des institutions internationales investies par les grandes puissances européens (France, Espagne, Royaume-Uni, Portugal, Italie, Belgique, Pays-Bas, Suède) et plus tard les Etats-Unis. Le statut de la ville est formalisé en 1923 après de longues négociations. Il fut appliqué en 1924. Une assemblée législative internationale composée de représentants des différentes communautés, y compris les sujets musulmans et juifs du sultan, votait les règlements et lois de la ville. Un comité de contrôle représentait également les puissances à parts égales mais le Maroc n’y siégeait pas. Ce comité contrôlait l’action de l’administrateur de la ville qui exerçait le pouvoir exécutif. Le sultan marocain disposait d’un représentant, qu’il nommait à Tanger, appelé le Nā’ib puis le Mendoub. Ce système international n’impliquait pas de participation de la Société des Nations ni de l’Organisation des Nations Unies.
Une ville sous domination franco-espagnole :
En dépit d’un contrôle international, la France et l’Espagne s’imposaient comme les véritables maitres de la ville. Les Français s’assuraient le contrôle de Tanger grâce à leur protectorat à Rabat : ils pouvaient guider les décisions du Sultan à travers la nomination du Mendoub et des autres hautsfonctionnaires marocains de la ville (pacha, cadi, responsales des fondations pieuses, etc.). L’administrateur de la ville fut d’ailleurs pendant longtemps un Français.
L’Espagne dénonçait cette domination en faisait valoir leur avantage géographique, puisque Tanger était enclavé dans la zone espagnole, ce qui leur donna le droit de diriger la police locale. Leur revendication principale était d’inclure la ville dans leur zone, et ils exercèrent pour cela de fortes pressions. Madrid menace en effet à plusieurs reprises d’instaurer un blocus terrestre ou douanier autour de Tanger.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne de Franco profita des faiblesses françaises pour contrôler totalement Tanger en l’occupant militairement. En 1944, la France fit son retour, accompagné des Américains et chassa l’Espagne. Le régime de Franco fut alors marginalisé sur la scène internationale du fait de ses liens avec l’Allemagne nazi. La France impose à nouveau son autorité avec les Américains qui prirent une place de plus en plus prononcée au sein de la ville, dont ils saisissaient le potentiel économique et stratégique.
Quels sont les impacts sur la population et le développement de la ville ?
Le nord du Maroc fut hostile à la présence étrangère, comme en témoigne la guerre du Rif de 1921 à 1926. La ville de Tanger, bien qu’elle fût mise à l’écart du reste du nord du Maroc par son statut particulier, s’inscrivit dans cette logique. Le nord du Maroc est réputé plus conservateur que le reste du pays. L’ordre social y fut assez stable, avec la domination des grandes familles du nord du Maroc. Les Tangérois avaient toutefois le sentiment d’être doublement opprimés par la présence française et espagnole. Cette domination a laissé des héritages comme le reste du Maroc, empreinte linguistique ou urbaine mais aussi économique, avec un certain retard de développement dans la ville à l’indépendance.
En effet, du fait de la rivalité entre les grandes puissances, Tanger souffrit d’un sous-développement chronique. Malgré son emplacement idéal pour le commerce maritime, les puissances européennes n’investissaient pas dans les infrastructures. Ils n’avaient aucun intérêt à voir la ville et son port se développer, car il représenterait une concurrence au port français de Casablanca et au port espagnol de Ceuta. A cette époque, le port de Tanger est essentiellement resté un port de transit ou de voyageurs et jamais la porte d’entrée ou de sortie du commerce marocain. Les puissances étrangères ont ainsi saboté les avantages de Tanger en laissant la ville dans un entre-deux afin d’empêcher une puissance de prendre le dessus sur l’autre. Ce jeu d’équilibre a retardé la croissance de la ville pendant des décennies.
Pourtant, Tanger dispose d’une image mythifiée par les européens qui gardent le souvenir d’une ville prospère, pacifique et cosmopolite, accueillant de nombreux artistes. Pourtant la ville était surtout marquée une forte pauvreté dont témoigne le roman de Mohamed Choukri, le pain nu. Le développement de Tanger attend surtout le règne de Mohammed VI avec la création de la zone franche de Tanger qui offre des avantages fiscaux aux industries ce qui permet de mettre en valeur les atouts naturels de Tanger.
Pouvons-nous considérer cette période comme un temps de colonisation ?
La présence européenne fut un véritable temps de colonisation bien que la ville ne fût pas sous protectorat. Tanger n’a jamais été une véritable zone internationale, mais plutôt une forme originale de co-colonisation entre Paris et Madrid. C’était encore un « colonialisme à couleur internationale » qui pluralisait les formes de domination mais qui renvoyait aux mêmes logiques que dans le reste de l’empire.