L’économie de la drogue au Maroc : entre incompréhension et potentiel, quelle est la place du cannabis dans l’économie du royaume?
écrit par Anas EL BOUHDIDI.
Le Maroc est aujourd’hui, et ce, de très loin, le premier producteur de cannabis au monde. Le “Haschich”, est le nom donné couramment à la résine de cannabis, issu d’une extraction de la résine des fleurs femelles de cette plante. C’est de cette résine que l’on parle généralement lorsque le sujet du cannabis est abordé. L'intérêt porté par les humains pour cette substance ne date pas d'aujourd'hui. Depuis l'antiquité, certaines personnes ingèrent cette substance, et ces effets ont fait l’objet de plusieurs études, comme avec le psychiatre Jacques Moreau de Tours, compagnon de Napoléon, qui a publié “Du haschich et de l'aliénation mentale.” Ce dernier fonde également le club des hashashins en 1845 à Paris, voué à l'étude de cette substance qui suscite intérêt et incompréhension. Charles Baudelaire lui a consacré un opuscule “Le haschich dans du vin et du haschisch”. Sa forme de consommation a également changé à travers le temps, en passant d’un type de confiture à être fumé sous forme de joint notamment, après un processus de banalisation progressif de cette consommation.
Cependant, cette banalisation est plus compliquée pour des pays dont la religion, comme l’islam, interdit la consommation de drogue, et qui réunissent les conditions parfaites pour sa culture. Ajouté à cela la concentration de 90% de cette production dans une région isolée par de majestueuses chaînes de montagnes, et dont la population se différencie du reste du pays par un dialecte et une culture unique, ainsi qu’un colon différent que celui de la capital durant le 20éme siècle, et par là, des guerres, des batailles, et pendant un bref moment, un état differents, et vous obtenez l'incompréhension chronique entre Rabat et le Rif.
Cette région se situant au nord du Maroc, allant de Tanger à Moulouya, a toujours été vue comme une force a contenir, que ce soit par les colons espagnols ou le pouvoir marocain. La guerre du rif, menée par Abdelkrim Khattabi, fondateur de la république du rif, qui met à mal l'armée espagnole bien plus supérieure en nombre, qui se voit obligé de demander de l’aide à l'armée marocaine et française, en est un exemple criant. La région a également connu une forte répression par Hassan 2 après l'indépendance. Ainsi, leur statut de premier producteur mondial de cannabis, n’arrange pas leur image, souvent réduite à des trafiquants et à des contrebandiers par le reste du Maroc.
Pourquoi cette incompréhension interne aussi forte ? Quel pourrait être le potentiel du marché du cannabis pour l’ensemble du Maroc ? Quel est le rôle qu’il joue aujourd'hui dans cette économie ? Quels sont les obstacles politiques, sociaux et régionaux à l’exploitation de ce potentiel ?
Pour répondre à ces questions, nous allons tout d’abord nous intéresser à cette région du rif, comme elle se différencie des autres régions du Maroc tant historiquement que culturellement, et d'où vient son hostilité au pouvoir central. Puis nous verrons dans un deuxième temps comment le trafic de drogue s’organise autour de cette région et en Europe, ainsi que les bienfaits que cette activité a pu apporter à une région autrefois délaissée. Enfin, nous verrons en quoi l’ilégalité de cette économie conduit à des problèmes qui minent cette région depuis des décennies, comme la criminalité, le marché noir, le clientélisme et la corruption, et comment le pouvoir central, ainsi que la population locale pourrait apporter des solutions constructives à ce phénomène.
I. Le nord et le rif, une région particulière.
La partition entre zones arabophones et berbérophones au Maroc remarque un modèle qui se répète : Les communautés qui sont restées berbérophones sont celles disposant d’une protection naturelle, comme une chaîne de montagne. Ainsi, dès la conquête arabe du Maghreb, le rif a toujours incarné une sorte de loup solitaire. Ainsi, à travers les siècles d’histoire arabo-berbère qui ont traversé le Maroc, le rif a connu une trajectoire culturelle particulière, développant son propre dialecte, étant séparé des autres régions berbérophones plus au sud dans l’Atlas, mais aussi politique, étant la région la plus exposée aux assauts espagnols et portugais.
À noter que même les arabophones du nord du Maroc se distingue par un accent particulier par rapport au reste du Maroc, beaucoup plus influencé par l’espagnol, une manière de parler, d’apparence plus chétive, et parfois difficilement compréhensible pour les autres régions du Maroc, notamment pour ce qui est du dialecte parlé dans les régions montagneuses de la région, l’arabe jebli.
La mémoire de la colonisation est aussi naturellement différente, à l’instar du Sahara. En effet, l’animosité et la rancœur ne sont pas spécialement dirigées vers les Français, mais beaucoup plus vers les Espagnols, tout comme le fait qu’ils symbolisent le progrès et le but à atteindre pour les locaux, du fait de leur proximité impressionnante, où Tarifa est visible de Tanger. On peut également parler du fait que les produits nouveaux sont importés d’Espagne, renforçant une supériorité dans les esprits de ceux qui ont eu la chance de naître “du bon côté” de la mer.
Le nord est également marqué par une importance fondamentale de la culture berbère, notamment rifaine. Les dialectes berbères sont présents même dans les villes, suite a un important exode rural. Cette communauté est également connue pour un certain communautarisme, notamment par rapport aux arabophones et ceux qui ne viennent pas de la région nord en général. Leur diaspora, et celle du nord d’une manière globale, sont également particulières, se concentrant principalement en Belgique, aux Pays-Bas et en Espagne, tandis que celles des autres régions sont plus connues pour préférer la France ou l’Italie. Cette culture berbère, au-delà du linguistique, est très présente également dans les régions arabes. Cela se traduit par exemple par un conservatisme et traditionalisme très poussé, le nord étant considéré comme la région la plus conservatrice d’une société déjà non réputée pour son progressisme.
Si ces particularismes sont effectivement trouvables dans d'autres régions, comme l’atlas avec le berbère ou le sahara avec la colonisation espagnole, la concentration de ces spécificités dans une petite et dense région fait que, dans la culture politique et sociale marocaine, le nord fait office d'exception à plusieurs niveaux, ce qui conduit parfois à une incompréhension chronique entre les “chamalis” et le reste du pays.
II. Cannabis: moteur économique régional.
“On le cultive en famille et les autorités ferment les yeux : la survie de la région est à ce prix.”. Ce titre du journal géo parlant du “kif” au nord du Maroc, résume bien la situation, jusqu'à il y a quelques années le région par rapport à cette culture.
Dans une région agitée politiquement, aux tendances rebelles, où le cannabis est, “la seule plante qui daigne pousser ici” assure un cultivateur anonyme de Ketama à GÉO, le sultan feu Hassan I avait autorisé aux tribus de Ketama et aux alentours de cultiver cette plante. Cette décision, dans la culture régionale, est toujours d’actualité, telle une jurisprudence. Avec les rébellions, face aux colonisateurs et face au pouvoir centrale, l’isolement politique qu’a connu cette région, notamment sous feu Sa Majesté Hassan II, il est difficile d’imaginer une révision de cette décision, et les conséquences qu’une telle décision aurait pu avoir, surtout quand on sait, comme rapporté par le ministère de l'intérieur marocain en 2019, que 760 000 personnes, soit 2% de la population, dépendait de cette activité pour survivre.
Cependant, des tentatives pour limiter, et les agitations politiques, et les activités de contrebande ont été entreprises.
Entre 1958 et 1990, la région du Rif a été le théâtre de trois soulèvements violemment réprimés, des événements qui ont laissé des séquelles durables sur l'économie locale en alimentant le recours croissant à ces activités illicites. Le soulèvement le plus meurtrier s'est produit en 1958, réprimé par Feu Sa Majesté Hassan II et ayant entraîné la perte de milliers de vies. En 1984, des mesures prises par les autorités locales pour réduire la contrebande à Melilla, une enclave espagnole, ainsi que le trafic de cannabis dans l'ensemble de la région nord, ont provoqué un nouveau soulèvement. Combattre ces réseaux ne faisait qu' augmenter l'animosité entre Rabat et le nord, renforcer l’isolement économique et politique de la région, et donc encourager le recours et la dépendance à ces mêmes activités, alimentant un cercle vicieux. Tout cela a mené à la situation que l’on a connue récemment, ou le cannabis était endogène à la survie économique des marocains de cette région, mais attirait également des fonds étrangers, à travers le développement de l’immobilier de luxe et du tourisme. En effet, si le nord est la destination privilégiée des élites marocaines, notamment du Roi, et de plus en plus d'étrangers, c’est en partie grâce aux investissements que ces cotes ont bénéficié grâce au commerce de cannabis, en plus de leurs beautés naturelles, et ce sans parler du tourisme des amateurs de cette plante qui viennent en grande partie pour le plaisir du kif.
Ainsi, pour aller au-delà du niveau régional, ce pan de l'économie représente pour l'économie nationale un poids non négligeable. Le Monde écrivait en 2017 : “Début mars, un rapport du département d’Etat américain a fait grand bruit, affirmant que la « production de cannabis » au Maroc équivalait à 23 % du produit intérieur brut marocain (PIB), qui s’est élevé, en 2016, à 100 milliards de dollars (93 milliards d’euros). ”, et ce, en plus de la vitalité que ça représente pour les 2 % de Marocains qui dépendent de cette activité pour survivre.
Cependant, ces chiffres flatteurs à l'égard de cette plante cachent une réalité complexe, tant au niveau politique qu’au niveau économique, et ramène avec elle énormément d’enjeux et de problèmes.
III. Criminalité et corruption: damnation éternelle ou obstacle à dépasser?
La criminalité, dans un État malheureusement miné par la corruption ( 87eme pays le plus corrompus sur 185, il est évident que l'acheminement de telles quantités de drogue se fait à travers des complicités publiques. Tous ces réseaux, présents au Maroc, en Europe, dans le rif qui s’organisent et s’enrichissent autour du trafic de drogue, et donc par là le hashish cultivé dans le rif est souvent associé à ce qu’on appelle la “Moccro Mafia”. Moins caricaturale et verticale que les mafias présentées dans les films de scorcese et de Al Pacino, la Moccro Mafia est un large, complexe et violent réseaux, entre le Maroc, l’Europe et, dans une moindre mesure, Dubaï. La majorité de leurs membres sont issus de la société clam¡nique du nord, et se caractérisent par un ultra-communautarisme. Ils se trouvent en Europe principalement en Belgique et au Pays-Bas, bien qu’ils opèrent dans d'autres pays. Règlements de compte, assassinat contre des journalistes ou même attentas, il est clair que bien que cette organisation soit à la tête de cette large activité qui rapporte effectivement des revenus au nord du Maroc, notamment à travers le blanchiment des gains effectués en Europe, ce groupe criminel ne peut être vu comme un réel moteur économique pour un pays qui se veut moderne et développé. De plus, l’utilisation du réseau financier alternatif, la hawala, rend encore plus difficile l'intégration économique du nord à travers le trafic de drogue.
Ainsi, en plus d'être une organisation criminelle des plus violentes et d’encourager la corruption de l’Etat, les investissements provenant des gains de ces trafics, monopolisé par ces réseaux criminels, servent le plus souvent à investir dans l’immobilier et dans le tourisme de luxe dans les grandes villes voisines, comme Tanger, Tétouan ou Al Hoceima. Les agriculteurs marocains restent ainsi les premières victimes de ce système pervers, qui a longtemps condamné cette région pauvre à le rester, et ce bien plus en raison de ces réseaux criminels que des agitations politiques, n'étant plus d'actualité depuis des décennies et servant uniquement de prétexte aux barons de la drogue pour continuer à encourager cette culture.
Cependant, les efforts du pouvoir central, sous l’impulsion de sa Majesté le roi Mohammed VI, de briser les barrières présentes entre Rabat et le nord, notamment avec la reconnaissance de la culture berbère, et les nombreux investissements en direction de cette région historiquement délaissé, peut être signe d’un rabattement de cartes. Le Hirak rifain de 2016-2017 montre que tout n’est pas encore réglé, et qu’une certaine rancœur est encore présente. Cependant, nul doute que cet événement a poussé le pouvoir a encore plus s'intéresser à la région, tant d’un point de vue politique qu'économique.
L’exemple qui plaide le plus vers cette thèse, et le pas fait par Rabat vers une légalisation du cannabis, demande depuis longtemps par les agriculteurs rifains, mais très taboue, notamment pour des raisons religieuses. Jeune Afrique écrivait par rapport à cette légalisation :
“En mai 2012, le Parlement marocain a adopté la loi 13-21, régissant l’usage légal du cannabis à des fins médicales, cosmétiques ou industrielles, également appelé « chanvre indien ». Entrée en vigueur à la fin de juillet 2021, elle couvre plusieurs aspects de la transition à venir : les superficies cultivables, les conditions d’octroi des autorisations pour la culture, ainsi que le type de bénéficiaires concernés par cette réforme.
En plus de la loi 13-21, la légalisation du cannabis est encadrée par deux décrets (sur la composition du conseil d’administration de l’agence ad hoc et le périmètre de culture et de production) et six arrêtés (sur les modalités de délivrance des autorisations, les modèles de registres et de certification des semences, et les titulaires des autorisations).”
Si on est loin d’une légalisation à la hollandaise, où pullulent les magasins et les cafés spécialisés avec un marché légal et formel, on peut s’attendre à plus de dialogue et une plus grande ouverture du pouvoir sur ce sujet resté tabou trop longtemps. Une légalisation complète permettrait de combattre ces réseaux en leur mettant des concurrents et formels, qui offrent en plus, une meilleure protection sociale et économique aux agriculteurs. L'entrée de ces fonds de l’informel au formelle ferait un bien énorme à cette région, notamment dans les milieux qui pourraient ainsi bénéficier des investissements publics et privees demandés depuis des décennies, en plus d’avoir une main publique sur cette ressource importante, notamment au niveau géopolitique, et de pouvoir, a la manière des Pays-Bas, encourager un tourisme “vert” dans une région dont l'identité en est, qu’on le veuille ou non, imprégnée. Cependant, le chemin est long des deux côtés. Entre la société nordique encore très clanique et tribale d’un côté, qui ne se séparerait pas facilement des différents réseaux familiaux, et l’Etat et la société qui restent très réticents quant à une normalisation d’une telle consommation et d’un tel commerce, notamment pour des raisons religieuses et traditionnelles.
En conclusion, nous pouvons dire que la distance ainsi que l'incompréhension présente entre le pouvoir central et sa région nord, si elle a des fondements historiques et culturels et a beaucoup fait souffrir les locaux, tant au niveau de la répression que de l’isolement économique, ce n’est plus aujourd'hui un argument valable. Malgré les agitations de 2017, on voit un réel effort du gouvernement marocain pour intégrer culturellement et économiquement cette région, le port Tanger Med et le Chu de Tanger en sont la preuve. Cependant, il faut aussi être réaliste et reconnaître que sans discussion constructive et une levée du tabou autour d’un sujet aussi vital pour cette partie du pays que le cannabis, il ne sera jamais vraiment possible de trouver des solutions durables aux différents problèmes, comme la corruption et la grande criminalité. Si les choses vont dans ce sens, et qu’une légalisation de la consommation civile présente énormément d’avantages, tant au niveau de la lutte contre la criminalité que de la protection sociale des agriculteurs du nord, on est encore trop loin de considérer cette hypothèse comme crédible, et ce, des deux côtés de l'équation. En attendant, on ne peut s’attendre qu'à des investissements pour couvrir les problèmes structurels, ce qui constitue une avancée certes, mais pas assez durable.