Les juifs au Maroc. Entre migrations, persécutions et co-existence, une minorité à part.
Article de Anas El Bouhdidi. Ecrit en juillet 2023.
Introduction.
Le poids d'être une minorité religieuse, en particulier dans un monde aussi complexe que le monde arabe, s'accompagne très souvent d'une histoire lourde et douloureuse, remplie de persécutions et de mouvements constants. La communauté juive, habituée à endosser ce rôle, a une histoire profondément marquée par cela dans son essence même. Longtemps considérée comme "une terre sans peuple pour un peuple sans terre" (Théodore Herzl), la communauté juive, en raison de sa diversité, a vécu des expériences et des relations différentes en tant que minorité. Si l'une de ces expériences conserve une place significative dans la mémoire juive et continue d'avoir un impact sur les relations entre la communauté juive et le reste des pays méditerranéens et arabes, c'est celle qui lie ce peuple au Maroc. Cette profonde attache se manifeste à plusieurs niveaux, comme l'a décrit l'écrivain israélien Amine Bouganim, qui a évoqué les jeunes conscrits d'origine marocaine dans l'armée israélienne : "Au bout de deux heures, les conscrits étaient affublés d’uniformes, coiffés de casquettes et armés de fusils qu’ils traînaient comme des balais, et ils ne trouvèrent rien d’autre à chanter, en se dirigeant vers le terrain des tirs, qu’un hymne à la gloire de sa regrettée Majesté le Roi Mohamed V et un autre à la gloire de son successeur le Roi Hassan II…". Ce sont eux, les 750 000 ambassadeurs du Maroc en Israël dont Hassan II parlait en 1992
Que ce soit avant l'émergence de l'islam, pendant l'époque romaine ou sous les différents califats, les preuves de la présence juive dans le pays, de Volubilis à Marrakech, des Arabes aux Berbères, ne font aucun doute. Cette présence a ainsi, à sa manière, façonné l'histoire de ce pays, sa culture, son histoire et ses mentalités, faisant du Maroc une référence dans le monde arabe et islamique en matière de brassage religieux et d'ouverture culturelle. Ainsi, la minorité religieuse dans ce contexte est plus qu'un simple groupe d'individus cherchant à s'intégrer dans un environnement auquel ils sont étrangers, car ils ont véritablement contribué à façonner cet environnement, à forger leur propre communauté, un sentiment recherché de manière éternelle chez les juifs. Cela peut expliquer leur attachement actuel au Maroc, notamment sur le plan culturel, même en Israël.
Nous allons donc examiner le rôle de la minorité religieuse juive dans l'histoire du Maroc, son impact sur la culture et l'identité marocaine, ainsi que les répercussions de tout cela aujourd'hui, en répondant à la question suivante : Dans quelle mesure le judaïsme fait-il partie de la culture marocaine ?
Dans un premier temps, nous examinerons l'histoire des Juifs au Maroc avant l'arrivée de l'islam sur la terre marocaine pour montrer que la présence des Juifs au Maroc ne résulte pas, contrairement à la croyance populaire, d'épisodes de migrations épisodiques et transitoires, comme dans de nombreux autres pays, mais qu'elle a des fondements ancrés dans l'histoire et la culture de ce pays. Ensuite, nous étudierons la place des Juifs dans la société marocaine aujourd'hui et la relation qu'entretient le Maroc avec la diaspora juive, en particulier la diaspora séfarade d'origine marocaine.
I. Présence pré-islamique.
Les raisons de la présence historique des Juifs au Maroc, antérieure au IIe siècle avant notre ère, ont suscité diverses hypothèses dépourvues de preuves solides. On a avancé la possibilité d'une émigration juive liée à l'arrivée des bateaux phéniciens en Afrique du Nord, mais sans bases archéologiques substantielles. Toutefois, il est très probable que les deux exils juifs consécutifs, aux destructions du premier et du second temple de Jérusalem aient joué un rôle majeur dans cette émigration, établissant dès le début le Maroc comme refuge pour ces diasporas. Au-delà de leur statut de réfugiés, cette diaspora a joué un rôle crucial dans l'histoire de la région, tant sur le plan économique que politique. Des villes telles que Meknès, Salé et Lixus (Larache) sont devenues des centres importants du commerce de l'or et du sel, grâce à leur communauté juive active dans le négoce. Le Maroc s'est également démarqué en offrant une réelle liberté de culte aux juifs, contrairement à la croyance populaire. Cette liberté n'a pas été accordée d'emblée, mais acquise par les juifs qui se sont solidement alliés aux Vandales, un groupe de tribus germaniques, lors de leur conquête de l'Afrique du Nord après avoir évincé les Romains de l'Africa Romana.
En plus d'avoir joué un rôle clé dans le paysage politique de la région, les juifs ont exercé une influence considérable sur les populations locales. Ainsi, Ibn Khaldoun mentionne la judéité d'Al Kahina, une chef guerrière berbère qui a combattu les Omeyyades lors de la conquête arabe de l'Afrique, ainsi que d'autres tribus comme les Medyouna à Tlemcen ou les Bahlula dans les régions algéro-marocaines : "Une partie des Berbères professait le karaïsme, religion qu'ils avaient reçue de leurs puissants voisins, les Israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djeraoua, tribu qui habitait l'Auras et à laquelle appartenait la Dihya (Kahena), reine guerrière berbère qui fut tuée par les Arabes à l'époque des premières invasions. Les autres tribus juives étaient les Nefoussas, Berbères zénètes d'Ifrikia, les Fendelaoua, les Medyouna, les Behloula, les Ghiata et les Fazaz, Berbères du Maghreb-el-acsa (actuel Maroc)". Cependant, cette question de la judéité reste débattue, certains auteurs suggérant plutôt une chrétienté pour ces tribus, à l'instar de Gabriel Camps.
Après cette période de liberté et d'influence dans la région, les Juifs de la région ont traversé une période sombre de répression et de conversion forcée à la suite de la conquête byzantine sous l'empereur Justinien. Malgré cela, la présence juive ne s'est pas affaiblie dans la région, en raison de l'exil de nombreux Juifs de la péninsule ibérique fuyant la brutalité et la cruauté des rois catholiques wisigoths, bien plus marquées que chez les Byzantins.
Ainsi, la présence juive au Maroc est antérieure à l'arrivée de l'islam au Maroc et aux différents épisodes de migrations, qu'ils soient anciens comme ceux originaires d'Espagne ou plus contemporains comme la persécution que les Juifs ont connue en Europe au 20e siècle. La situation des Juifs dans le Maroc post-conquête arabe a connu des hauts et des bas, avec des persécutions, des statuts de dhimmis, mais également une coexistence religieuse ainsi que l'émergence du Maroc comme "refuge pour les différents phénomènes de persécutions que la communauté juive a pu connaître à travers le monde". Tous ces facteurs nous amènent à la situation actuelle.
II. La place des juifs dans la société marocaine.
Aujourd'hui, et contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne reste que très peu de Juifs au Maroc, environ 2500, la plupart vivant à Casablanca. Cependant, l'attachement à la double identité maroco-israélienne est très fort, encouragé par la monarchie depuis l'indépendance. Les deux rois, Hassan II et Mohammed VI, ont manifesté leur engagement envers la communauté juive et la protection de son patrimoine. Ainsi, plusieurs programmes ont été mis en place au Maroc pour restaurer des synagogues et des cimetières juifs. Des festivals juifs, tels que le Festival de musique judéo-marocaine d'Essaouira, également connu sous le nom de Festival des Andalousies Atlantiques, célèbrent la culture juive marocaine et les traditions andalouses. De même, la Hiloula de Rabbi David Ou Moshe, une fête annuelle à Meknès pour célébrer la vie et l'œuvre de Rabbi David Ou Moshe, un rabbin marocain du 19e siècle, est organisée chaque année. Hassan II, en son temps, a pris des mesures importantes pour protéger les droits et les intérêts des Juifs marocains, en promouvant la coexistence pacifique. Il a notamment ordonné à la police et à l'armée marocaine de protéger les communautés juives contre les actes d'antisémitisme et de violence. Cette politique a été poursuivie par son fils, qui a également lancé des projets de développement économique dans les régions où vivent des communautés juives pour renforcer l'économie locale et améliorer les conditions de vie des populations. De plus, il a nommé un ambassadeur pour les affaires juives et une commission chargée de la protection des sites juifs.
Cependant, il est important de nuancer ce tableau car il existe encore de nombreux actes, propos et sentiments antisémites au sein de la population marocaine. En 1948, lors de la guerre israélo-arabe, le pogrom d'Oujda a eu lieu, où des émeutes ont éclaté et des magasins et des maisons appartenant à des Juifs ont été pillés et incendiés, faisant plusieurs morts et blessés. Pour comprendre la vision des Juifs du monde sur le Maroc, en particulier en Israël, il est intéressant de noter la réaction suscitée par la mort du roi Hassan II. Par exemple, le Jerusalem Post écrivait en 1999 : "Il est particulièrement triste d'avoir à déplorer la mort de Hassan II, l'un des rares amis d'Israël dans le monde arabe". Certains ont même observé un deuil de huit jours, conformément à la tradition juive. Cette relation privilégiée que le Maroc entretient avec la communauté juive résidant hors du Maroc résulte de l'expérience relativement positive que les Juifs ont eue en trouvant refuge au Maroc tout au long de l'histoire, ainsi que de la place du judaïsme dans l'histoire et la culture marocaine, et de la place du Maroc dans la culture israélienne. Cette relation s'est également traduite au niveau politique, avec des visites de ministres israéliens d'origine marocaine, tels qu'Avraham Burg, ancien président de la Knesset et ancien président du mouvement sioniste mondial, ainsi que Meir Sheetrit, homme politique israélien et ancien ministre de l'Intérieur. La normalisation des relations entre le Maroc et Israël en décembre 2020 est une autre manifestation de cette relation historique.
En conclusion, nous pouvons affirmer que le rôle joué par la communauté juive dans la construction de l'identité, de la culture et de l'histoire marocaine est indéniable. Il est bien plus 5 important et assumé qu'ailleurs dans les pays arabes. Cependant, contrairement à ce que certains peuvent prétendre, cette relation a connu des hauts et des bas et continue de susciter des débats et des tensions au sein de la société marocaine. Bien que la normalisation des relations entre le Maroc et Israël soit un pas important, une grande partie de la population marocaine reste opposée à l'existence de l'État d'Israël et exprime son soutien à la cause palestinienne. De plus, des actes et des sentiments antisémites persistent, bien que de moindre ampleur que dans d'autres pays où les Juifs représentent une minorité plus importante. Cette relation complexe et riche pourrait nous amener à nous interroger sur le lien entre judéité et marocanité, en se demandant si le judaïsme peut également être considéré comme une composante de la culture marocaine.
Bibliographie :
Aomar Boum, "Memories of Absence: How Muslims Remember Jews in Morocco"
Emily Benichou Gottreich, "Jewish Morocco: A History from Pre-Islamic to Postcolonial Times"
Jacob M. Landau, "Jews in Nineteenth-Century Egypt"
Jessica M. Marglin, "Across Legal Lines: Jews and Muslims in Modern Morocco"
Daniel J. Schroeter, "The Sultan’s Jew: Morocco and the Sephardi World"
André Chouraqui, "Histoire des Juifs en Afrique du Nord"
Mohammed Kenbib, "Histoire des Juifs du Maroc"
Simon Lévy, "Maroc et Juifs: 2 000 ans de rencontres"
Yedida Kalfon Stillman, "From Iberia to Diaspora: Studies in Sephardic History and Culture"
Paul Fenton, "Juifs du Maghreb : Émergence d'une identité culturelle" - Cette source pourrait contribuer à votre compréhension de la construction de l'identité juive au Maghreb, y compris au Maroc.