Maroc-Amérique Latine : un potentiel inexploité
Article d’Anas El Bouhdidi.
À première vue, l'Amérique latine et le monde arabe semblent être deux mondes distincts, avec des langues, cultures, contextes et populations différents. Cependant, l'influence du monde arabe, en particulier du Maghreb, sur cette région est profonde, même si elle est indirecte. Cette influence remonte à l'arrivée des colons ibériques sur le continent, façonnée par près de cinq siècles de domination arabe par les Maures. Cela s'est concrétisé à travers des méthodes agricoles, l'utilisation de l'huile d'olive, du safran, ainsi que les cultures de café et de canne à sucre.
Une histoire commune unit le Maghreb et l'Amérique latine, car les deux ont été soumis à la colonisation espagnole, partageant ainsi une partie de leur héritage post-colonial. Ces liens ne se limitent pas au Maghreb, car environ 18 millions de personnes en Amérique latine ont des origines arabes, résultat d'une vaste vague d'immigration arabe, principalement chrétienne, en provenance des provinces ottomanes. Ces immigrants fuyaient la pauvreté et les persécutions.
À titre d'illustration, il est intéressant de noter qu'aujourd'hui, il y a plus de Libanais au Brésil qu'au Liban. Ces connexions historiques entre le monde arabe et l'Amérique latine témoignent d'une richesse culturelle et d'une diversité qui transcendent les frontières géographiques, soulignant la manière dont les échanges historiques ont façonné les deux régions d'une manière souvent méconnue.
Cependant, s' il existe des liens historiques et culturels, l’aspect économique et social a mis plus de temps à se mettre en place. Ce n’est que pendant la guerre froide, que ces deux régions ont réellement commencé à se rapprocher, notamment au niveau politique et idéologique. Les mouvements tiers-mondistes ont eu grand succès en amérique latine, avec notamment la révolution cubaine et des figures emblématiques tels que che guevara, tout comme dans le monde arabe, avec l’espoir d’une troisième voie nassériste, ce qui a conduit à des réunions entre plusieurs de ces acteurs, comme celle a Alger entre Mehdi Ben Barka, Abel Djassi et Malcom X. Si aujourd'hui, la guerre froide fait partie de l’histoire et que l’heure n'est plus aux coups d'État socialistes par des militaires à moustaches fumant le cigar, la coopération arabo-sud américaine présente encore un vaste panel d'opportunités, tant économique que politique. Le roi du Maroc l’avait compris au début de son règne, ce qui l’a poussé à organiser une tournée diplomatique sans précédent dans le continent, en se rendant au Pérou, au Mexique, au Brésil, en Argentine et au Chili. Quel est l'intérêt pour le Maroc de se rapprocher de ces pays ? Où en est leur relation aujourd'hui et peut-on espérer une réelle exploitation du potentiel énorme de cette coopération sud-sud ?
Nous verrons dans un premier temps les liens historiques et sociaux qui existent entre l'Amérique Latine et le Maroc, et le monde arabe d’un point de vue général. Puis nous verrons dans un second temps les liens économiques qui lient ces deux mondes, pour enfin terminer sur la question politique, en particulier à travers le prisme de l’épineux dossier sahraoui.
I. Une relation historique et culturelle plus profonde qu’on ne le pense
Un passé colonial commun est un gage d'unité et de rapprochement souvent négligé, mais bien ressenti par les pays anciennement colonisés. En effet la proximité culturelle entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest ou entre l’Australie et le Canada sont issus d’un passé parallèle lié au même envahisseur. Ainsi l’influence de ce dernier, notamment à travers la langue, devient partie intégrante de la culture post indépendance du pays en question, que se retrouve à avoir une partie culturelle comparable à certains pays se trouvant à l’autre bout de la planète.
Ainsi, l'expérience espagnole au Maroc crée une certaine mémoire commune avec plusieurs pays d'Amérique Latine. Mais on peut même remonter plus loin. En effet la domination de la civilisation mauresque sur la péninsule ibérique, a laissé une trace ensuite importée en Amérique latine avec la colonisation de cette dernière. Ainsi plusieurs expressions utilisées de manière courante au Brésil par exemple ont une origine arabe comme almofada (coussin) par exemple. Cela se ressent également avec certaines architectures d’influence andalouse et mauresque.
Cette influence islamique sur un continent pourtant loin de La Mecque, n’est pas étrangère encore aujourd’hui. En effet, l’Islam a le vent en poupe, notamment dans les quartiers pauvres du continent, comme dans les favelas du Brésil par exemple. Le courrier international écrivait dans son article “De l’esclavage à Allah”. Islam hip-hop dans les favelas” : ces jeunes hommes diffusent l’islam dans les banlieues du pays, notamment à São Paulo, l’utilisant comme un instrument de transformation politique. Et ils se préparent à apporter le message du prophète Mahomet aux prisonniers, dans les prisons. Ils brandissent haut la bannière de l’islam, espérant voir se profiler un Etat musulman dans l’horizon du Brésil. Pour expliquer leur choix, ils scandent, le menton fier et le regard orgueilleux : “Un musulman baisse la tête devant Allah – et seulement devant Allah.”... La plupart d’entre eux sont noirs. “C’est un islam de qualité qui progresse grâce à des personnes qui savent ce qu’elles font”, affirme le rappeur Honerê Al-Amin Oadq, 31 ans – Carlos Soares Correia, pour l’état-civil. “A chaque coin de rue, on m’accoste en me disant : ‘J’ai déjà entendu parler de toi et je veux connaître l’islam.’ C’est notre attitude qui permet de diffuser la religion. L’islam progresse par la conscience et par l’exemple.”.
Si le nombre de convertis au Brésil n’est pas très important en nombre absolu (quelques centaines à São Paulo, quelques milliers dans tout le pays), cela reste politiquement et culturellement éloquent, puisque l’Islam, comme aux Etats Unis, devient une alternative de régulation de la communauté là où l’ État ne le peut pas, et une affirmation de l'identité noire. Ainsi, le Maroc, pays musulman, assez proche du continent historiquement et culturellement, réputé pour une culture hip hop développée, mais également une culture footballistique importante comme au Brésil, est souvent symbole de cette nouvelle identité dans ces quartiers. Il n’est pas rare de voir des maillots du Maroc, comme le fait Dugueto Sharif Al-Shabazz, un rappeur brésilien convertis a l’islam, qui représenté la synthèse que fait le hip-hop et l’islam dans ces quartiers délaisses.
Ainsi, même si à première vue, ces deux mondes semblent loin et sans aucun lien quelconque, nous avons bien vu qu’il en existe beaucoup, plus que ce que l’on ne pense, que ce soit aujourd’hui ou hier, historiquement ou culturellement. Seulement, les liens économiques ne suivent pas toujours cette tendance avec le Maroc.
II. Une coopération économique pleine de potentiel mais inexploitée
Léonardo Marcilio, le président de la Chambre de commerce argentino-paraguayenne, basée à Buenos-Aires, a par le passé exprimé son admiration pour les opportunités commerciales offertes par le Maroc. Étant le premier investisseur en Afrique de l’ouest, ainsi que moteur de l'économie africaine, le Maroc pourrait être un pont entre l'Argentine et le Paraguay et l’Afrique, notamment l’Afrique de l’ouest, tandis que ces deux pays pourraient, selon Marcilio, être une porte d'entrée pour le royaume alaouite dans la région. L’expression d’une volonté de diversification des liens commerciaux sud-américains, mariée avec l’ambition du roi du Maroc de se rapprocher de l'Amérique latine, dans le cadre de la promotion des relations sud-sud, pourrait faire de cette alliance un eldorado commercial pour ces acteurs. Le Paraguay et le Maroc pourraient constituer les clefs de voûte de ce rapprochement. En effet, les deux pays jouissent d’une stabilité politique recherchée dans leurs régions, ainsi que d’un positionnement stratégique. Le Paraguay étant au centre de son continent, facilitant l'accès aux autres pays de la région, tandis que le Maroc offre des ouvertures sur les côtes atlantiques et méditerranéennes, ainsi que sur le marché de l'Afrique de l'ouest, représentant environ 302 millions de consommateurs.
Cependant, malgré ces opportunités, les relations économiques entre le Maroc et ces deux pays ne sont pas très développées, Les exportations du Maroc vers l'Argentine se chiffrent en 2020 à 6 millions de dollars, tandis que celles de l'Argentine vers le royaume se chiffraient à 55 millions de dollars, selon la Banque mondiale. Pour ce qui est du Paraguay, les exportations du pays américain vers le Maroc se chiffraient à 107,4 millions de dollars, tandis que les importations en provenance du pays arabes s'élevaient à 368,7 millions de dollars en 2020, toujours selon la Banque mondiale.
Ainsi, s' il y a bel et bien une vision et des intérêts communs entre ces acteurs, la mise en place d’une réelle coopération économique reste lente, et ce en partie car au vu des problématiques que ces pays rencontrent au niveau interne et régional, ce dossier ne peut réalistiquement être érigé en priorité.
III. Coopération politique : le prisme du Sahara
Parmi ces problématiques, il y a évidemment au Maroc un dossier particulièrement important. Si important que le roi Mohammed 6 avait notamment déclare en août 2022 : "Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc regarde le monde". Depuis la reconnaissance de la souveraineté marocaine du territoire par les Etats Unis et Israël, la diplomatie marocaine a enregistré de nombreuses victoires, mais également des échecs. L’une des régions ou le plus de mouvement a été observée sur ce sujet est l'Amérique du Sud.
Il faut tout d’abord rappeler que beaucoup de pays d'Amérique du sud ont sur leur territoire des organes de représentation diplomatique de la RASD, et ce dû à des reconnaissances très tôt, dans les années 70. L’Argentine, le Pérou, Cuba, le Venezuela, l'Uruguay, et d’autres encore accueillent tous des formes de représentation de la RASD, que ce soit sous forme d’ambassade, ou de mission diplomatique. Aujourd’hui, le Paraguay est le seul pays reconnaissant pleinement le plan d’autonomie présenté par le Maroc. Cependant, et ce, particulièrement depuis les accords d’Abraham et la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le territoire, le paysage politique sud-américain s’est en quelque sorte polarisé.
La gauche socialiste, héritière du communisme, incarné par des personnages comme Pedro Castillo ou Nicolas Maduro, expose leur attachement aux droits des peuples à l'autodétermination”. Se manifeste ainsi dans cette ligne politique une tendance à la reconnaissance de la RASD. Pedro Castillo en est un bon exemple, puisque son opposition complète à son parlement, qui a notamment mené à sa destitution, peut être reflétée par le dossier du Sahara, ou le président de gauche héritier du communisme soutenait la RASD, contrairement au parlement, plus modéré politiquement. De même en Colombie, où le tout nouveau président a récemment demandé l'intégration de la RASD au sommet ibéro-américain, refusé par l’Espagne. Cette décision, qui vient avec le retour de la gauche radicale, annule la reconnaissance par la Colombie de Ivan Duque, issu de la droite colombienne et très proche de l’administration Trump, de la marocanité du Sahara. Le clivage gauche,droite sud-américain, avec d’un côté les héritiers du communisme, de l’anti-impérialisme américain attaché aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de l’autre les proches de l’administration américaine, prônant la stabilité et le pragmatisme, se caractérise également dans leur relation avec le Maroc.
En conclusion, nous pouvons constater que si le potentiel quant au développement des relations économiques et politiques entre le Maroc et l'Amérique Latine est conséquent, et plus logique qu’il n’y paraît, le dossier du Sahara reste une écharde dans ce projet. Entre une droite héritière du pragmatisme américain, et une gauche de l’anti impérialisme soviétique, les relations politiques, essentielles au développement de la coopération économique, reste très fructueuse selon les différentes administrations qui se succèdent au sein des pays sud-américains. Cependant, ce clivage “guerre froide” tend à se métamorphose avec la multipolarité émergente, et ce en particulier depuis la guerre en Ukraine et la montée en force diplomatique de la Chine en tant qu'intermédiaire crédible et efficace, comme on a pu le voir avec la normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, métamorphose qui pourrait ainsi également se manifester dans les relations maroco-sud-américaine, pour ainsi voir les fruits de leurs potentiels.
Bibliographie :
https://www.policycenter.ma/publications/lespace-atlantique-catalyseur-des-relations-maroc-amerique-latine
https://www.maroc.ma/fr/system/files/documents_actualite/maroc-
amerique_du_sud_._vers_un_partenariat_modele_et_une_cooperation_multiforme.pdf
https://maroc-diplomatique.net/le-maroc-porte-voix-de-lafrique-en-amerique-latine-et-
centrale/
https://ledesk.ma/encontinu/brahim-ghali-accueilli-par-son-allie-maduro-a-caracas/itique