L’état de la migration subsaharienne en Tunisie : “les boucs émissaires” du président tunisien Kais Said

Article de Julie Menon.

La Tunisie du président actuel, Kais Saied, pose aujourd’hui la question du maintien d’une démocratie fragile dans le pays, et du respect des droits fondamentaux. Pays situé entre l’Algérie et la Libye, au bord de la Méditerranée et aux portes de l'Italie, la Tunisie est un pays traversé depuis sa constitution par des enjeux migratoires importants. Ainsi, de nombreux migrants venus d’Afrique subsaharienne transitent par la Tunisie vers l’Italie qui a d’ailleurs déclaré l'État d’urgence suite à des arrivées migratoires extraordinaires cet été. La Tunisie s’établit aussi en tant que pays d'accueil pour les migrants qui profitent des opportunités économiques que peut offrir le pays. Cependant, le pays traverse aujourd’hui une grave crise économique qui, se muant en crise sociale, provoque un rejet politique et social des migrants, alors vus comme les boucs émissaires de tous les malheurs tunisiens.

La Tunisie, pays de transit vers “l'eldorado européen”, accueille des migrants subsahariens cherchant à traverser la mer Méditerranée. Ce pays a en effet une localisation idéale. Situé au carrefour entre l’Afrique et l’Europe, il possède le point le plus septentrional d’Afrique, aujourd’hui marqué par une stèle en forme de continent africian installé par les autorités locales. Ainsi, la Tunisie est donc un pays à la géographie idéale, créant des liens économiques, sociaux et migratoires officiels ou illégaux entre les deux continents. Cependant, des politiques de plus en plus répressives contre la migration s’établissent à la fois en Italie et en Tunisie encouragées par des dialectiques populistes dans les deux pays.

Pour autant, il est difficile d’appliquer la théorie d’un “grand remplacement” à la Tunisie. Malgré une installation des migrants de plus en plus nombreuse dans le pays, il n’y a qu’environ 30 000 à 50 000 migrants en Tunisie sur une population totale de 12, 26 millions d’habitants en 2021. La part des migrants ne représente alors qu'entre 0,24% et 0,4% de la population tunisienne. Les migrants installés ne sont qu’une extrême minorité qui tient, de plus, principalement des emplois précaires refusés par une population tunisienne éduquée, ne voulant pas se réduire à des tâches pourtant utiles à la société.

Une ségrégation socio-spatiale s’est d’ailleurs installée dans les villes tunisiennes, encouragée par les habitants locaux. Cette ségrégation souligne un substrat ancien, une infra-pensée raciste bien ancrée au sein de la population tunisienne. En effet, la Tunisie fait partie de cette région autrefois désignée « Afrique blanche » dans le langage colonial, pour la distinguer de l’Afrique dite, dans le même cadre, « noire ». Aujourd’hui, ses citoyens ne se reconnaissent « pas du tout africains » et même se croient « presque européens », témoigne Saadia Mosbiah, Noire tunisienne. Il y a un déni de l’existence des Noirs tunisiens, de l’histoire transsaharienne de l’esclavage (aboli en 1846), et du lien entre l’esclavage (essentiellement domestique) et l’idée implicite mais persistante de la servitude des Noirs, témoigne-t’elle. L’idée d’une étrangeté voire extranéité des Noirs est bien ancrée dans le pays, ce qui les rapproche symboliquement des Noirs étrangers : « les Tunisiens parlent des Noirs comme des ifriqyn (« Africains »), un terme souvent employé pour faire référence aux Subsahariens, comme si la Tunisie ne faisait pas partie du continent africain ». Ainsi, on peut observer à Sfax la mise en place d’une forte ségrégation où l’exclusivité du quartier subsaharien le rend inaccessible aux populations locales ou même aux autorités. L’attrait de cette ville pour les populations migratoires est d’abord liée au fait que c’est une ville portuaire située au Nord-Est de la Tunisie, deuxième ville la plus peuplée du pays et très dynamique dans les activités commerciales et économiques. De plus, Sfax est située en face de l’île italienne de Lampedusa ce qui en fait un point relais idéal vers les côtes européennes.

Mais la Tunisie, malgré des discriminations raciales encore fortes, s’établit aussi comme pays d’arrivée migratoire avec le développement des études dans différents domaines informatiques, scientifiques, etc. Cependant, avec des procédures de régularisation très longues et une administration qui freine l'accueil des migrants, il est compliqué de s’installer de manière durable et légale. De plus, cela provoque un fort sentiment de rejet par les populations locales alimenté par la crise économique que traverse le pays qui conduit à une dégradation des conditions de vie des locaux qui cherchent à rejeter la faute sur d’autres populations. Ainsi, les migrants s’exposent à de mauvais traitements, étant assimilés à des professions symboliquement insignifiantes, et reçoivent de nombreux refus pour les intégrer à des professions plus valorisantes.

C’est à Sfax que les tensions entre migrants et populations locales arrivent à leur paroxysme en 2023. Une agression en banlieue nord de Sfax d’un Tunisien qui aurait été poignardé lors d’un cambriolage par des migrants africains provoque des réactions violentes sur les réseaux sociaux. La vidéo est d’abord postée sur facebook dans la journée par un député tunisien, Tarek Mahdi et représente un homme dans un bain de sang entouré de ses voisins qui donne donc l’image d’une agression injustifiée et d’un soutien de ses semblables.

Le 21 février 2023, le président tunisien Kais Saied affirme dans un communiqué de la présidence de la République qu’« il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ». Il évoque des “hordes de migrants illégaux”, et la nécessité de mettre rapidement fin à cette immigration. Cette déclaration provoque des vagues d'arrestations arbitraires par les autorités exigeant un retour dans le pays d’origine des migrants concernés. De plus, cette déclaration banalise les actes de racisme au sein de la société tunisienne qui se muent en violences verbales et physiques envers les migrants en situation régulière ou irrégulière mais aussi envers la minorité de citoyens noirs tunisiens, historiquement installée dans le sud du pays. Le 28 mai 2023, les tunisiens manifestent en face du siège du gouvernorat pour expulser les subsahariens du pays ou, au moins, endiguer ce phénomène. Du fait d’une conscience collective de l’inactivité de l’Etat et du manque de manœuvre de ce dernier dans différentsdomaines, les citoyens se permettent de plus en plus d’établir un “ordre public” souvent porté sur la violence.

Comme nous l’avons vu dans le discours du 21 février 2023, la dialectique de Kais Saied se rapproche dangereusement de la théorie du grand remplacement issus du parti du Rassemblement National de Marine Le Pen malgré son actuelle négation de ces propos. Son père, Jean-Marie Le Pen, à la création du parti d’extrême droite, conceptualise sa théorie ainsi: «Cette immigration massive risque de produire un véritable remplacement des populations». Ces propos, utilisés pour désigner les migrations subsahariennes et maghrébines rejoignent pourtant la vision des migrations de Kais Saied qui étoffe ses propos pour les adapter à la situation tunisienne.

De plus, le président tunisien met en avant une politique très conservatrice au niveau national avec la suspension des activités du parlement en juillet 2021, la proclamation d’une nouvelle constitution présidentialiste avec 89% d'abstention au référendum en juillet 2022 et la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de l’exécutif. Au niveau économique et malgré la grave crise que traverse la Tunisie, il refuse l’aide du FMI s’opposant aux conditions qui lui sont imposées, et plus généralement, à toute aide issue de l’Occident. Concernant son action sociale, il prône un retour à la tradition, à la religion, et donc un durcissement des mœurs dans un pays pourtant proclamé laïque. Dans l’article 5 de sa constitution il énonce d’ailleurs que « la Tunisie constitue une partie de la nation islamique. Seul l’État doit œuvrer, dans un régime démocratique, à la réalisation des vocations de l’islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté », il laisse donc la porte ouverte à des procès pour « défaut d’islamité » ou « atteinte aux valeurs religieuses ».

Face aux résultats catastrophiques de sa politique économique, les migrants subsahariens sont alors les boucs émissaires de ses échecs comme les migrants nords-africains sont les boucs émissaires des partis extrémistes européens dans un contexte socio-économique difficile. Ils reprennent alors une même logique, dialectique, rhétorique populiste et opportuniste. On peut d’ailleurs observer un soutien des mouvements extrémistes à ces déclarations racistes. Kais Saied étant soutenu par le politique français Eric Zemmour, chef du parti politique Reconquête, qui, dans un tweet, mentionne que « les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire ».

Mais c’est en juillet 2023 que les évènements dégénèrent. Des centaines de migrants sont battus puis abandonnés dans la chaleur extrême du désert sans eau ni nourriture à proximité de la frontière libyenne, zone dangereuse en Tunisie, à la suite de violences à Sfax. Si ces populations sont rapidement placées en sûreté dans les villes du sud, notamment à Médenine, Tataouine ou encore, Gabès, d’autres migrants sont cette fois cis lachés près de la frontière algérienne (entre 150 et 200 individus) et au moins 17 d’entre eux sont morts. Des images choquant les réseaux sociaux sont diffusées par des associations, montrant des femmes et des enfants suppliant les secours humanitaires pour avoir de l’eau.

Cette situation critique en Tunisie a provoqué des affluents conséquents de migrants en Italie. En septembre, plus de 10 000 migrants traversent la Méditerranée pour rejoindre l'île de Lampedusa en quelques jours alors que déjà 31 000 migrants ont débarqué depuis le début de l’année soit un rapport de plus de 300% par rapport à l’année d’avant. L’île qui a une capacité de 400 places d’accueil est complètement débordée et des transferts massifs se font vers le continent.

Cette situation provoque un décret de l'État d’urgence migratoire en Italie pendant 6 mois et une mise à disposition d’un commissaire spécial pour la migration. La Croix rouge intervient aussi aider ainsi que la protection civile. Ces organismes auront à disposition un budget de 5 millions d’euros, la capacité de réquisitionner des avions et navires tout comme de louer des immeubles.

De plus, tragiquement, ce trimestre est aussi le plus meurtrier depuis 2017 pour les migrants tentant la traversée méditerranéenne puisque environ 500 migrants sont décédés entre janvier et mars 2023.

Les associations se mobilisent aussi dans ce contexte de détresse migratoire puisque Refugees international dénonce « les arrestations violentes et expulsions forcées de centaines de migrants africains noirs ». Aussi, l’Organisation mondiale contre la torture en Tunisie (OMCT Tunisie) dénonce le cas de « VF, un migrant d’origine subsaharienne déporté à la frontière entre la Tunisie et Libye le 2 juillet » après une arrestation arbitraire et avoir été « roué de coups avec une barre de fer dans des postes sécuritaires » à Ben Gardane. Ces dénonciations s’accompagnent d’aide aux migrants tunisiens que ce soit au niveau humanitaire ou juridique.

En conclusion, la situation de la migration subsaharienne en Tunisie met en lumière une série de défis cruciaux auxquels le pays est confronté. La crise économique et sociale actuelle a exacerbé les tensions entre les populations locales et les migrants, ces derniers devenant souvent des boucs émissaires des difficultés du pays. Les discriminations raciales persistantes et la ségrégation socio-spatiale renforcent ce phénomène, soulignant un héritage colonial et des préjugés enracinés. Les déclarations du président Kais Saied, mettant en avant des discours populistes et une politique conservatrice, contribuent à alimenter les divisions et à accentuer les problèmes. Sa rhétorique s'apparente dangereusement à la théorie du "grand remplacement", ce qui risque d'exacerber les tensions et de marginaliser davantage les migrants. La tragique situation des migrants abandonnés près des frontières du désert en juillet 2023 souligne la gravité de la crise et l'urgence d'une intervention humanitaire. Les afflux massifs de migrants en Italie mettent en lumière l'ampleur du défi migratoire et la nécessité d'une réponse coordonnée au niveau international. Dans ce contexte, les efforts des associations et des organisations humanitaires sont cruciaux pour venir en aide aux migrants, tant sur le plan humanitaire que juridique. Il est impératif que la Tunisie et la communauté internationale travaillent ensemble pour trouver des solutions durables, respectant les droits fondamentaux de tous les individus, tout en reconnaissant les réalités économiques et sociales du pays.

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